Entretien avec Nicolas Klein sur la crise sanitaire en Espagne
Alors qu’elle est l’une des nations les plus vaccinées d’Europe, l’Espagne doit, elle aussi, réagir à l’avancée du variant omicron. Si le nombre de nouveaux cas est considérable, le nombre de morts reste pour le moment faible. La résistance de la Communauté de Madrid face au courant restrictif laisse présager une nouvelle lutte entre pro- et anti-mesures.
Jérôme Blanchet-Gravel : L’Espagne a connu l’un des plus stricts confinements dans le monde, mais c’est aussi en Europe un pays où l’on trouve l’une des résistances les plus fortes face au sanitarisme, surtout dans la capitale. Comment l’expliquez-vous ?
Nicolas Klein : L’Espagne est l’un des pays les plus décentralisés d’Europe, pour ne pas dire au monde, et les communautés autonomes (expression désignant les dix-sept régions qui composent la nation) disposent, en dehors de périodes exceptionnelles, de toutes les compétences sanitaires traditionnellement dévolues aux États centraux.
De mars à juin 2020, dans le cadre de la première vague de coronavirus, c’est le gouvernement national de Pedro Sánchez (Parti socialiste ouvrier espagnol), soutenu par la gauche « radicale » d’Unidas Podemos, qui a organisé le grand confinement dont vous parlez. À partir de juin de cette année-là, en revanche, les communautés autonomes ont récupéré leurs compétences en matière de santé. À ce titre, la Communauté de Madrid (région de la capitale, peuplée d’environ 6,5 millions de personnes) a décidé de restreindre le moins possible l’activité et la vie.
La justice espagnole s’est distinguée au niveau national par son refus des passeports sanitaires puis par leur encadrement plus ou moins strict. Mais c’est surtout la Communauté de Madrid, donc, qui a opté pour la fidélité à sa tradition libérale. La communauté autonome est en effet dirigée sans discontinuer par le Parti populaire (droite classique) depuis 1995. Deux présidentes régionales ont donné aux politiques pratiquées sur place ce trait résolument libéral, à la fois sur le plan économique et social : Esperanza Aguirre (2003-2012) et Isabel Díaz Ayuso (élue en 2019 et triomphalement réélue lors des élections régionales anticipées de mai 2021).
Dans la droite ligne d’Aguirre, Díaz Ayuso estime que les pouvoirs publics n’ont pas à influencer tous les aspects de la vie des citoyens et que c’est à ces derniers de prendre leurs responsabilités. L’actuelle dirigeante de la Communauté de Madrid n’a jamais nié la réalité ou la gravité de la Covid-19. De même, elle a tout fait pour encourager les Madrilènes à se faire vacciner. Néanmoins, elle a toujours refusé de rendre cette vaccination obligatoire, que ce soit directement ou d’une manière détournée.
Par ailleurs, elle a mis en place toute une série de mesures techniques et sanitaires qui, bien que peu contraignantes dans la vie de tous les jours pour les habitants de la région, ont porté leurs fruits : découpage du territoire en zones sanitaires de base permettant de mieux cibler l’épidémie ; contrôle de la présence du virus dans les eaux usées, etc. Isabel Díaz Ayuso et ses conseillers régionaux ne cessent de le répéter : ils ne veulent pas opposer santé et économie ou santé et libertés individuelles. Et ce message fonctionne dans une région où la majorité de la population soutient ledit libéralisme.
La région de Madrid continue sur cette lancée en refusant toute nouvelle restriction à l’approche des festivités du Nouvel An. Faut-il parler d’un véritable exceptionnalisme madrilène ?
Je ne sais pas si le terme « exceptionnalisme », très connoté historiquement, conviendrait. En revanche, en Europe, l’aire urbaine de Madrid est l’une des agglomérations les moins restrictives à l’heure actuelle. À l’hiver 2020-2021, l’on avait vu des images de touristes (notamment français) débarquant dans la capitale espagnole pour profiter des restaurants, bars, musées, théâtres, cinémas, etc. qui n’étaient pas fermés, contrairement à ce qui se passait dans le reste de l’Europe (particulièrement en France). Le phénomène a été monté en épingle par les médias. Néanmoins, il traduisait une réalité que l’on retrouve en cette fin d’année 2021 : Madrid est l’une des rares capitales d’Europe où les restrictions sanitaires sont réduites à leur plus simple expression. Libre ensuite à chacun d’approuver ou pas ce choix – les détracteurs de la politique d’Isabel Díaz Ayuso ne manquent pas.
De manière générale, peut-on dire que les communautés de tendance conservatrice sont plus « permissives » que celles de tendance progressiste dans la gestion du virus ? Quel genre de clivage s’est dessiné en Espagne sur ce thème ?
Il est certain que les communautés autonomes espagnoles dirigées par la gauche ont été particulièrement actives sur le plan des restrictions sanitaires. Les derniers mois ont en revanche montré que l’opposition entre conservateurs et progressistes n’était pas forcément le clivage pertinent. La Galice, où Alberto Núñez Feijóo (Parti populaire) enchaîne les majorités absolues depuis 2009, est plus proche des socialistes que d’Isabel Díaz Ayuso en la matière.
À ma connaissance, outre la Communauté de Madrid, trois régions du centre de l’Espagne (Castille-et-León, Castille-La Manche et Estrémadure) refusent encore tout passeport sanitaire. Faudrait-il y voir une dichotomie entre centre et périphérie (sur le plan purement géographique) ? Peut-être. Je crois qu’en Espagne, la droite madrilène (défendue par un certain nombre comme un modèle pour tout le pays) se distingue particulièrement – en bien ou en mal. Et, au-delà, c’est « l’esprit madrilène » en général qui est intéressant à observer de ce point de vue.
Sur le plan économique, l’Espagne pourrait-elle se permettre d’implanter à nouveau de fortes mesures sanitaires et un confinement ?
Les conséquences des actuelles restrictions en Europe se font déjà durement sentir en Espagne. L’on note ainsi une chute de la fréquentation touristique dans les communautés autonomes qui accueillent habituellement des visiteurs étrangers en hiver, comme les îles Canaries. Par ailleurs, dans d’autres autonomies (je pense à la Communauté valencienne ou à la Catalogne), restaurateurs, hôteliers et commerçants se plaignent de la chute de fréquentation induite par les décisions d’ampleur régionale. Il me semble par conséquent douteux que l’économie nationale puisse encaisser le choc d’un autre confinement national massif…
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