Il est difficile de définir la droite pour quatre raisons. Une raison psychologique, car les hommes de droite préfèrent souvent renoncer à ce terme, se contentant de donner des armes à la gauche en s’orientant négativement par rapport à elle. Une raison politique, car la démocratie serait obligatoirement à gauche alors que la monarchie serait naturellement à droite. Une raison éthique, ensuite, parce que la droite serait étrangère au Bien qu’incarnerait nécessairement la gauche. Une raison logique, enfin, parce que ceux qui se réclament de la droite ou de la gauche échangent parfois leurs valeurs. Car la droite et la gauche opèrent une division symbolique du monde qui ne date pas de l’Assemblée nationale de 1789.[access capability= »lire_inedits »] En matière religieuse, dans la plupart des civilisations, c’est la droite qui est le principe dominant, et la gauche le principe récessif. Je rappelle que le côté gauche se dit en latin sinister, et que les Romains liaient la justice au « droit », rectum, du verbe regere, « commander ».
La racine re, qui exprime un mouvement selon une ligne droite, a donné regula, la règle, dans son sens physique ou moral, et rex, le roi. Tout gouvernement, à Rome, implique une di-rection, c’est-à-dire une orientation vers la droite, rectus. D’autre part, regio désigne les droites tracées dans le ciel par le prêtre pour en distinguer les parties, d’où le sens de « limites », de « frontières » et de « régions ». Chez les Grecs, la droite était la région du monde située à l’Est, le lieu où le soleil se lève, quand on fait face au Nord, la gauche étant la région du couchant ; et les offrandes aux dieux supérieurs étaient placées à droite dans les temples. Quant aux justes, ils prenaient la route de droite pour monter au Paradis, chez Platon, tandis que, chez les chrétiens, ils seront admis à la droite du Père. C’est bien la droite, dans notre tradition religieuse et juridique, qui indique la direction favorable, la gauche se déterminant négativement par rapport au pôle précédent. Ce rappel sémantique est nécessaire pour comprendre la complémentarité des deux pôles. La table pythagoricienne des principes opposait ainsi deux colonnes dans lesquelles la droite était du côté hiérarchique avec la Limite, l’Impair, l’Un, le Mâle, le Repos, le Rectiligne, la Lumière, le Bien et le Carré, la gauche du côté subordonné avec les principes inverses. L’opposition politique de la droite et de la gauche conserve encore la trace de ces symboles cosmiques dont on ne se défait pas facilement. La droite ne se définit à aucun moment par des « valeurs », celles-ci pouvant varier selon les évaluations et les évaluateurs, mais par un principe hiérarchique qui n’est pas subjectif, mais objectif.
La gauche, pour sa part, repose sur un principe anarchique qui la met toujours mal à l’aise avec l’autorité. On peut nier la dimension substantielle de ces principes au profit de choix procéduraux imposés par les circonstances. Il n’en reste pas moins que le « peuple de gauche » et le « peuple de droite » se reconnaissent intuitivement dans leur appartenance à l’un des deux pôles de l’existence. On peut construire une nouvelle table des contraires en mettant à droite la liberté et le libéralisme, à gauche l’égalité et le socialisme ; à droite l’individualisme, à gauche le collectivisme ; à droite l’ordre, à gauche la contestation ; à droite le passé, à gauche l’avenir, etc. Le contraste qui en résulte, celui du conservatisme et du progressisme, me paraît pourtant superficiel. On sait à quel point les gauches les plus radicales, quand elles ont pris le pouvoir avec les partis communistes, deviennent brutalement conservatrices en tous domaines. L’opposition fondamentale est en réalité celle qui existe entre le principe de continuité, à droite, et le principe de rupture, à gauche.
La droite est continuiste et s’appuie sur une tradition qui, bien qu’elle évolue, n’instaure pas de coupure dans le temps. Elle est du côté de l’héritage familial, culturel et social, c’est-à-dire du côté de la permanence du temps. La gauche, au contraire, est l’ennemie du temps qui, à chaque génération, reproduit des inégalités, en premier lieu celle des anciens et des nouveaux. Le philosophe Walter Benjamin saluait les classes révolutionnaires qui avaient réussi à « faire éclater le continuum de l’Histoire ». Après avoir rappelé que la Révolution française avait supprimé le calendrier grégorien au profit d’un calendrier républicain, il indiquait que, lors de la révolution de Juillet, « on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges »[1. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 440.]. Là où la gauche veut changer le monde, de la « préhistoire » abolie par Marx au « nouvel homme » encensé par Mao, la droite tente de protéger le fil rouge qui relie les générations. Il n’est donc pas surprenant que la gauche actuelle soit favorable à l’homoparentalité. C’est détruire, à défaut du temps, la filiation de la famille composée d’un père et d’une mère au profit d’une adoption dépourvue de repères, sans que l’enfant sache, avec le parent A et le parent B, quels sont ses véritables géniteurs.
La droite est fidèle à l’origine des êtres, elle est, pourrait-on dire, phil-archique dans son attachement au commencement, en grec arché. La gauche, Nietzsche l’avait déjà noté, est soumise au « mis-archisme »[2. Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, IIe dissertation, § 12.] (à vilaine chose, vilain mot), parce qu’elle est l’adversaire de toute origine et de tout commandement. La gauche a beau dénoncer l’archaïsme de la droite, elle ne se détermine pas moins par rapport à elle. Le choix des termes ne trompe pas. Ainsi doit-on comprendre le mot maladroit, si j’ose dire, de Martine Aubry quand elle affirmait, au Congrès de Toulouse, que le Premier ministre actuel était « un homme de gauche qui est droit » ![/access]
*Photo : TheRevSteve.
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