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En Crimée, les trublions aussi aiment la poésie


En Crimée, les trublions aussi aiment la poésie
Photo d'illustration. Boris Bobrov / Unsplash

Les aventures d’un écrivain-traducteur dans l’ex-URSS (Deuxième épisode)


Combien de fois me suis-je enflammé,
Résultat, gueule de bois pour l’éternité !
À présent, pour la bouteille adorée,
Je rassemble mes roubles déchirés.
La dame de cœur sera à nouveau abattue,
Et le valet en roi jamais ne se mue…

P.S. Citoyens, donnez aux invalides,
De l’armée de l’amour, les invalides.

Souleyman Krymov, 1994, Kamtchatka, Elizobo.

Contrairement à ce qu’avancent tant d’antiennes anarcho-spontanéistes, il vaut mieux ne rien attendre de la créativité des masses, invariablement décevante. Mais il est en revanche toujours intéressant d’y jeter un œil. Juré d’un concours de nouvelles polar dans l’ouest de la France il y a quelques années, je constatai que sur les 25 récits sélectionnés en fin de parcours, 19 racontait la liquidation du conjoint du narrateur. Au risque de décevoir les féministes, ces fantasmes étaient partagés par les deux sexes dans des proportions équivalentes. Une vérité sociologique, bien qu’il soit quelque peu effrayant d’imaginer tous ces époux rêvant, couché auprès de leurs compagnes et compagnons, de leur coller l’oreiller sur le nez…

Si l’on imagine en fin de soirée une petite modification subliminale de l’ambiance libidinale de la nation, œuvre d’un génie du mal ou d’un esthète fou sur les réseaux sociaux, on voit d’ici se profiler l’hécatombe, la St-Barthélémy du mariage…

Revenons aux masses créatives. Bon, elles font des efforts plus ou moins couronnés de succès artistique. Celui-ci, comme nous l’apprennent épaves et minets grand-bourgeois, viragos aigres dans l’édition française — soudés en seul un bloc par exhibitionnisme et névrose — n’a rien à voir avec le succès commercial, mélange de réseau familialo-médiatique et d’obscénité voyeuriste, transformant la « littérature contemporaine » en torchon à scandales, voire en antichambre de psychiatre. Et toute la déchéance de ce temps éclate un peu plus loin,  remarquait Drieu, il y a bientôt un siècle.

En Crimée, il convenait de noter, jusque dans les plus plates productions de braves dames éperdues d’amour pour leurs petits-enfants, une connaissance approfondie du langage poétique, en vérité tout à fait frappante, un classicisme qu’on chercherait en vain chez les décervelés d’Occident s’escrimant à slammer leur « misérable petit tas de secrets ». Le classicisme véritable n’est pas une perfection exténuée, signalait Pol Vandromme dans son pamphlet contre Malraux, c’est une création effervescente qui se donne un air flegmatique. Et si fatigué que je sois d’écouter ces rengaines sentimentales, elles avaient invariablement un sens du rythme, une tenue rafraîchissante.

S’il s’agit évidemment d’un modèle économique, avec droit d’inscription et séjours dans l’enclave, souvent au Lady, il est très apprécié des candidats, qui y voient une forme supérieure de loisirs — des vacances intelligentes. On peut évidemment en rire, mais il est singulièrement touchant d’entendre une centaine de participants de tous les âges lire leurs œuvres avec flamme, effroi, timidité, orgueil, dans un temps minuté à six minutes, et dans trois langues, russe, ukrainien et tatare. Rimes et rythmiques sont au rendez-vous dans les poèmes, et le sens de la narration qu’on découvre dans les proses en étonnerait plus d’un dans nos contrées où l’on a perdu le savoir-faire du conteur, sa modestie. Le tableau posé — passons aux ruptures !…

Les trublions hypnotiques

Des voix jeunes, dont la force d’affirmation tranchaient avec le ton généralement amène des arrivées sur scène pour les fatidiques six minutes, cherchant à séduire plutôt qu’à s’imposer. Mais ces deux gamins tremblaient devant nos âges canoniques, ce qui donnait à leur débit une scansion forcenée. Egor, le premier, vêtu de noir en plein été, resta en fond de salle sans s’approcher du micro, criant presque son texte, maigre et élégant comme lui, il me faisait penser à un Alan Vega sans guitares ni synthétiseur. Son texte portait sur le territoire mais n’était nullement inspiré de notre vedette mondiale de la littérature rêvant paraît-il aujourd’hui du prix Nobel, ce qui en dit long. Egor s’appuyait sur une phrase de Baudrillard et abordait la récente entrée controversée en Fédération Russe de la presqu’île de Crimée, non sous un angle politique n’étant d’aucun bord, mais sous l’angle structuraliste de la métamorphose, de l’abstraction, des noms du père. Drôle, mordant.

Relire l’épisode de la semaine dernière: La Crimée et ses poétesses

Puis Rina, sa compagne, tout aussi mal à l’aise certainement comme le démontrait une voix aux limites de la hargne nous entreprit sur un thème impopulaire : pourquoi je n’aime personne et suis tout le temps en rogne. Elle avait l’habileté de le faire avec des histoires démontrant l’incompatibilité d’humeur native. Elle avait une force d’expression hypnotique.

Je fis leur connaissance un peu plus tard, cherchant à desceller mon piédestal d’auteur français pour parler d’égal à égal. J’appris avec stupeur qu’ils n’avaient pas 25 ans. Nom d’un chien. C’était encore un signe de la vigueur de la culture poético-littéraire que je constatais partout à Saki, jusque dans les œuvres de moindre intérêt.

Le trublion pervers

Puis, Sergueï apparut. Il concourait dans la catégorie « humour » et avait, selon moi déniché une histoire inénarrable. À la fin des années 80, le puritanisme soviet en avait pris un coup dans l’aile, et le système cherchait à survivre coûte que coûte en se déclarant aussi affranchi que l’Occident, les sexologues et scientifiques de feu l’URSS avaient déclaré, statistiques à l’appui, que l’économie libidinale était aussi florissante en régime socialiste que sous le capitalisme décadent. Ils répondaient à des affirmations diffusées sur une chaîne de télévision américaine selon lesquelles en URSS « le sexe n’existait pas » :

Voilà d’où venait ce sentiment de honte lié au sexe, cette sensation de salissure et cet effort pour limiter l’accès des masses au savoir dans le domaine des relations sensuelles.

Dans le but de la transformation des relations négatives de la société avec le sexe à la télévision pour quelque chose de plus libre du conservatisme et de la répugnance, un groupe d’initiative de candidats au doctorat lança un appel à l’édition d’un recueil de travaux scientifiques, affirmant que le sexe existait chez nous, avait existé, et existerai.

Et encore :

Mais on souhaiterait s’arrêter sur un des articles du recueil — « Technique et moyens d’atteindre la résonance orgasmique ». Il était proposé par un candidat au doctorat, enquêtant sur l’apparition de résonances néfastes dans les systèmes complexes. Il est possible que vous ayez déjà connaissance de cette histoire : une compagnie de grenadiers marchant au pas cadencé sur le Pont Égyptien de Pétersbourg, provoqua son effondrement à un instant précis. Cela se produisit en raison de la coïncidence de l’onde vibratoire du pont et celle des pieds du détachement en marche.

Sergueï suscitait la désapprobation violente du public composé de femmes et même du sympathique président, Valéri Bassyrov. Il ne faisait rire  — aux éclats — que moi… Il finit par obtenir le « prix de l’originalité »…

Le trublion déjanté

Ce type avait une tête découpée à la serpe me rappelant certains vampires croisés à Kiev lors de mon enquête de 2004-2005 sur la toxicomanie en Ukraine. Il s’en prit assez violemment à moi lorsque je sortis de la réunion finale du jury, mécontent du verdict. Je répondis que la déontologie m’interdisait de lui donner le détail des délibérations. Ce qui n’était pas une réponse susceptible d’interrompre ses imprécations. Il s’obstina. Je quittai les lieux. Bien que ses textes m’aient frappé, je n’étais pas en mesure de l’aider, il n’avait pas payé le droit d’inscription. Plus tard dans soirée, je m’éclipsai du banquet de clôture, un peu éméché, pour lui confier que s’il avait rempli les conditions, j’aurais voté pour lui. Il s’éclaira et promit de lire mon Morphine Monojet  paru en russe.

L’année suivante, ayant suivi le règlement, il s’imposa avec L’Armée des invalides de l’amour  — en exergue — de cet article et obtint le prix. Nous partageâmes une fraternelle accolade.

Morphine Monojet : ou Les fils perdus

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est l’auteur d’une douzaine de livres dont huit romans. Il a également une carrière prolifique de traducteur de l’anglais et du russe où il a traduit des dizaines d’ouvrages. Derniers romans parus : Morphine monojet (Editions du Rocher) et L’icône (Les Arènes)

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