Quand la littérature blanche s’empare de la littérature de genre (forcément mauvais, le genre) comme la SF, le fantastique ou le polar, qui légitime qui ? Prenons par exemple ce chef d’œuvre de Colson Withehead, Zone 1, qui vient de paraître dans la collection « Du monde entier » écurie de prestige de Gallimard pour la littérature étrangère. Si je dis de Zone 1 que c’est un roman postapocalyptique dont le sujet est la fin du monde pour cause d’épidémie zombie, je sens tout de suite qu’une partie de nos aimables lecteurs n’ira pas plus loin parce que les mômeries gore, ce n’est pas leur tasse de thé. À l’inverse, je risque de faire de la publicité mensongère pour tous ceux qui se sont régalés aux romans de Stephen King ou encore à l’étonnant World War Z de Max Brooks.
Et pourtant, pourtant, il serait bien possible que ces deux publics trouvent leur compte dans Zone 1, et même un peu plus que ça. Zone 1 raconte sur trois jours l’histoire de Mark Spitz dans la presqu’île de Manhattan récemment reprise aux zombies. Le pouvoir en place est incroyablement fragile, il pleut sans cesse des cendres dues aux incinérateurs mobiles qui brûlent les cadavres au fur et à mesure que l’on nettoie les rues. Mark Spitz est un jeune homme moyen en tout et qui assume parfaitement sa banalité. Mark Spitz, c’est un surnom ironique qu’on lui a donné, car il ne sait pas nager[1. Pour les jeunes générations, Mark Spitz est un nageur américain qui a raflé sept médailles aux JO de Munich.]. Et Mark a de bonnes raisons de croire, c’est une des nombreuses et brillantes intuitions de Colson Withehead, que c’est justement parce qu’il est moyen qu’il a survécu.
Un monde postapocalyptique en fait, est un monde médiocre. Le tragique a déjà eu lieu. Là, il s’agit juste de survivre dans des conditions doucement sordides qui ne conviennent ni à ceux qui ne peuvent oublier le monde d’avant pour des raisons sentimentales ni à ceux qui se voient comme des sauveurs de l’humanité survivante et se prennent pour de nouveaux élus. Les premiers finissent dans la dépression, les seconds dans une folie des grandeurs qui les pousse à des imprudences héroïques, absurdes ou criminelles.
Mark Spitz, lui, a compris que le monde de la Zone 1 n’est jamais qu’une image déformée de celui qui existait avant. On est obligé de vivre dans des endroits qui ne sont pas forcément ceux qu’on aurait choisis et de faire des choses répétitives dans le travail. On fait un bout de chemin avec des gens moyennement attachants qui disparaîtront de notre existence sans qu’ils nous manquent forcément, on échafaude de faux projets, on ne lit plus, on pense à peine, on se ment à soi-même, on se préoccupe juste de la tambouille pour le soir même. À peine est-ce plus compliqué parce que les rayons des supermarchés en ruine sont presque vides et que vous pouvez vous faire vous-même dévorer si vous n’y prenez pas garde. Bref, la catastrophe n’a fait que souligner des lignes de forces qui existaient avant et ce n’est pas parce que la banalité est devenue effroyable et mortifère qu’elle n’est pas toujours la banalité.
Mark Spitz fait partie d’un groupe de volontaires chargés d’achever ceux qu’on appelle « les traînards ». Ils représentent une infime partie des « zombs », eux vraiment agressifs, qui ont été déjà éliminés par l’armée régulière. Les traînards, avant que Mark et ses compagnons ne les achèvent d’une balle dans la tête, sont des zombies amorphes qui une fois touchés par l’épidémie sont restés dans une posture emblématique de leur vie d’avant. C’est une femme au foyer dans une laverie automatique qui contemple de ses yeux morts le tambour vide d’une machine à laver, c’est un DRH pourrissant lentement derrière l’écran d’ordinateur explosé d’un bureau éclaboussé de sang, c’est un enfant avec des doigts en moins qui joue immobile dans une maison suburbaine dévastée.
Pendant ces trois jours, Mark a le temps de se souvenir. Il repasse les événements qui l’ont amené là. Selon le degré d’intimité avec ses compagnons d’infortune, il leur sert trois versions différentes, l’Esquisse, l’Anecdote ou la Nécrologie. Comme il n’est pas dupe, il sait que les autres font la même chose. La fin du monde et son cortège d’atrocités, autre intuition de Colson Withehead, n’existe que par le récit qu’on en fait. Ou plus exactement elle ne peut être que racontée, et de manière bien imparfaite, par des subjectivités détruites, tous les survivants étant atteints de troubles psychiques ou physiques divers regroupés par les médecins de Buffalo, capitale provisoire d’une improbable reconstruction, sous le nom de SPAC (Syndrome Post-Apocalyptique Chronique).
Pas ou peu de jugements de valeurs chez Colson Withehead et aucune intention de faire apparaître la catastrophe zombie comme une parabole ou une métaphore d’un monde qui l’aurait bien cherché. Il cherche plutôt à nous faire assister, dans Zone 1, à un effondrement collectif de manière saisissante, très réaliste mais aussi et surtout à analyser la manière dont l’homme s’en accommode en inventant un vocabulaire nouveau pour nommer l’innommable, en rusant avec son propre désespoir, en cherchant encore toujours à raconter car raconter, pour Colson Withehead, est bien le propre de l’homme. Un homme qui assure ainsi son éminente, dérisoire et paradoxale dignité avant de sombrer dans « l’océan des morts »
Zone 1, Colson Withehead, Gallimard.
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