Europe est fille de la mesure. Elle est malheureusement devenue mère de la jouissance, ce qui n’était pas du tout programmé dans ses gènes. Le libéralisme n’est qu’un passage, un mauvais rêve dans la nuit glacée qui a succédé à la clarté médiévale et qui n’attend que le cri du guetteur pour pâlir devant la nouvelle aurore.
Europe est fille de la mesure, une belle et bonne mesure, bien tassée, bien pleine, passée au van de la sagesse et de la théologie. Fille de l’incomparable couple à trois, Athènes, Rome, Jérusalem, elle en reçut le génie et l’inspiration.
Elle a su ainsi ce qu’étaient le repos du sabbat et la remise des dettes pour le jubilé, elle a su qu’avant le négoce et au-dessus il y avait l’otium, elle a su le droit et la personne dans la cité. Elle a su l’humilité, le labeur et la raison, en même temps. Elle a su l’honneur et l’amour. Elle a su l’éminente place de l’homme dans l’ordre de la nature, de la créature dans la création, qui était celle du protecteur du jardin, celle du poète et de l’amoureux.
Europe est fille de la mesure, c’est-à-dire la patrie des hommes libres. Et d’abord libres de leurs passions mauvaises, de leurs avidités et de leur concupiscence. De cette mesure, elle a été l’illustratrice prédestinée – comme la Chine à un autre degré, parfois, à certaine époque.
De loin, on croirait qu’aujourd’hui, il ne lui en reste rien.[access capability= »lire_inedits »] Et pourtant, malgré cinq siècles de folie, ou peut-être, de manière secrète, grâce à cinq siècles de fureur guerrière, de domination technique et commerciale, maintenant qu’elle a gentiment fait ses douze tentatives de suicide de jeune fille bien aisée, bien confortable, bien élevée, bien bourgeoise, n’est-elle pas proche de redécouvrir la sagesse de ses jeunes années – sans même s’en apercevoir ? N’est-elle pas une fois encore, une fois nouvelle, la terre propice au déploiement de cette immémoriale mesure ? Car Yahvé n’oublie pas son peuple, même dans sa traversée du désert, et c’est même lui qui l’y guide pour la purifier.
Il nous faut aujourd’hui, comme dit mon ami Romaric Sangars, anti-maoïste primaire, un Grand Bond en arrière. Et nulle part ce ne sera plus facile qu’en Europe, fille de la mesure.
Car nous ne sommes décidément pas bâtis, comme les fascinants États-Unis d’Amérique, sur un procès de domination ; nous ne sommes décidément pas contraints, comme la Chine néo-impériale, à une expansion sans limite. On reconnaît les empires du jour non à leur volonté de projection hors de leurs frontières naturelles, comme cela s’était toujours fait, mais à la nécessité dans laquelle ils se trouvent de vassaliser économiquement des territoires riches en matières premières, désignant d’un mouvement réflexe le trésor qui les fascine parce que c’est par lui qu’ils tomberont. Un anneau pour les gouverner tous.
Ce n’est pas notre cas. Nous n’avons pas besoin de l’Afrique pour vivre. Nous n’en avons pas besoin pour assurer notre prestige. Car notre prestige tient uniquement de notre dévotion à la mesure.
C’est bien joli tout ça, rétorquent les gens, mais parlons de la vie concrète.
Soyons réalistes, nous disent les citoyens consommateurs que leur dépendance à la marchandise et à la technologie nouvelle aveugle. Chiche, soyons réalistes ! Après vous, donc. Chacun connaît déjà le vieil axiome physique réemployé par les avocats de la décroissance choisie, la seconde loi de la thermodynamique, dite d’entropie. Quoi qu’on fasse, de l’énergie se dissipe. Dans l’esprit du contemporain, peu importe cette déperdition : quand il n’y aura plus de pétrole ni de charbon, il y aura toujours de l’éolienne, du panneau solaire ou de la centrale nucléaire. Il y aura toujours une avancée technologique pour venir nous sauver. Doctrine messianique, on le sait depuis longtemps. C’est même la définition du progressisme.
Mais il y a pire. Bien mis à mal, déjà, sur le front intellectuel, spirituel et moral, ce progressisme doit céder aussi aujourd’hui sur le plan matériel : enfin, deux siècles après que les esprits les plus profonds et précieux ont commencé de le récuser, deux siècles après Novalis ou Schlegel, les messires Gaster vont tester bon gré mal gré la vérité de ces prédictions. Eh bien, quoi ? On construira des appareils miniaturisés, des robots jamais vus, des vistemboirs pour pourvoir à tous nos besoins. Parce qu’on n’a pas de pétrole, mais on pense, nous. Certes. Non seulement il n’y a bientôt plus de pétrole, mais plus de métaux non plus, comme le montrent quelques Centraliens dans un livre qui aurait dû faire l’effet d’une bombe si nos politiques ne continuaient de voir la Vierge Technologie tous les jours.
Alors quoi ? Eh bien, vos sélénium, terres rares, vanadium, palladium et autres molybdène, vous pouvez vous les mettre bien profond, ce ne sont pas eux qui viendront vous sauver. Bolloré, tu peux arrêter tes voitures électriques, de toute façon il n’y a pas assez de lithium sur Terre pour simplement remplacer la flotte de véhicules du Luxembourg. Steve Jobs, tu peux arrêter tes iPhone. Je ne vais pas vous fatiguer d’exemples, je ne suis pas ingénieur tout de même, et vous jugerez bien par vous-même quand ça commencera vraiment.
La décroissance choisie conjugue en elle-même, comme une simple fille de la campagne, comme une Jehanne d’Arc des idées, les moyens du salut matériel et ceux du spirituel. Aujourd’hui, vous croyez qu’il vaut mieux continuer à piller le monde plutôt que revenir à la bougie. Grave erreur, car vous récolterez demain l’injustice et la bougie.
Pour ma part, je préfère qu’au moins ce soit la bougie dans l’honneur.[/access]
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