Au même moment où éclate, en France, la polémique provoquée par la proposition de loi sur la pénalisation des clients de la prostitution, un manifeste initié en Allemagne par Alice Schwarzer, 68 ans, figure historique du féminisme d’outre-Rhin, bat le rappel contre la loi, très tolérante, réglementant cette activité. Votée par le Bundestag en 2002, au temps de la coalition SPD-Verts dirigée par Gerhard Schröder, cette loi a pour objectif de normaliser la « prestation tarifée de services sexuels » pour la faire entrer dans la catégorie des professions libérales, au même titre que les activités médicales et paramédicales, ou encore les conseillers fiscaux. Les prostituées voient leur activité libérée de l’appellation infamante « contraire aux bonnes mœurs », et peuvent bénéficier des droits à la Sécurité sociale, à la retraite et aux allocations chômage pour autant qu’elles acceptent de se soumettre à l’impôt et aux cotisations sociales. Le délit de proxénétisme ne s’applique plus aux personnes « favorisant ou tirant profit de la prostitution », mais aux souteneurs reconnus coupables d’« exploitation » des personnes prostituées. La loi ne précisant pas où commence cette exploitation, c’est la jurisprudence qui s’est chargée d’en fixer les limites : accaparer plus de la moitié des revenus d’une personne se livrant à la prostitution est passible d’une condamnation.
Au moment de son adoption, cette loi avait été saluée comme une conquête sociale majeure obtenue par la gauche allemande, une victoire de la liberté individuelle et un coup porté au trafic d’êtres humains : la visibilité sociale des « travailleurs du sexe » devait les protéger des réseaux mafieux florissant dans un contexte où la prostitution se situait dans une zone grise entre la légalité et la prohibition.[access capability= »lire_inedits »]
En fait, cette loi de 2002 ne faisait que prendre acte de la situation qui s’était établie depuis que le législateur avait, dans les années 1960, aboli le délit de « proxénétisme hôtelier ». Cela avait permis à des entrepreneurs avisés d’exploiter, à l’orée des grandes métropoles, des « supermarchés du sexe » installés dans de vastes immeubles modernes très repérables, depuis les autoroutes, à leurs néons où le rouge clignotant indiquait sans équivoque ce qu’on pouvait y trouver. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, ces établissements abritaient majoritairement des prostituées allemandes ou des pays d’Europe occidentale avoisinants. L’élargissement vers l’Est de l’Union européenne a provoqué un afflux de jeunes femmes en provenance de pays où la liberté retrouvée, dont celle de circuler librement, ne s’était pas accompagnée d’une prospérité permettant de vivre décemment d’un travail réputé honorable. Les lois du capitalisme étant celles que l’on connaît bien, la prospère Allemagne devint alors l’Eldorado du plombier polonais et… de la prostituée roumaine ou bulgare, qui tirent vers le bas les tarifs pratiqués dans les services artisanaux de toute nature.
La loi de 2002 fut donc tout autant le fruit de l’idéologie libertaire post-soixante-huitarde, politiquement représentée par les Verts, que de la pression corporatiste du « sex-business » installé. Les tenanciers de bordels, regroupés dans la très officielle « Unternehmerverband Erotik Gewerbe Deutschland » (Fédération des exploitants des établissements érotiques d’Allemagne), soutenus par leur personnel, s’élevaient contre la concurrence sauvage de prostituées des rues cassant les prix, et faisant replonger cette « industrie » dans l’univers de la criminalité organisée dont elle était parvenue à sortir, avec plus ou moins de succès.
Les effets de la loi de 2002 ont été à la hauteur des espérances, et même bien au-delà, de la corporation bordelière allemande. La RFA est devenue une superpuissance européenne de l’industrie du sexe tarifé. Le gouvernement fédéral évalue aujourd’hui à 400 000 le nombre de prostituées actives dans le pays (40 000 en France) et à 3500 le nombre d’établissements proposant des services sexuels ayant pignon sur rue. Le chiffre d’affaires de la branche est estimé à 14, 5 milliards d’euros, dont une partie non négligeable provient du tourisme sexuel en provenance des pays voisins. C’est pourquoi on trouvera une densité de bordels supérieure à la moyenne dans les zones frontalières, comme la Sarre, où se rendent de nombreux Français, ou aux abords des aéroports utilisés par les compagnies à bas coût, comme celui de Schönefelde, près de Berlin. Pour attirer le chaland, certains établissements pratiquent le « flat rate » – on paye un forfait à l’entrée, et on consomme à volonté – qui tient compte des « performances » rendues possibles par la pharmacopée moderne. Pour la prostitution de rue, réglementée au niveau municipal et confinée hors des quartiers résidentiels, les autorités locales ne manquent pas d’imagination. Ainsi, à Bonn, l’ancienne capitale fédérale, les prostituées doivent s’acquitter d’une taxe fiscale journalière de 6 euros, à retirer dans une machine semblable à un parcmètre…
Le problème de la prostitution est donc abordé sous un angle lourdement utilitariste, et l’on pourra s’en étonner pour une nation où les questions d’éthique ont tenu une place éminente, sinon centrale, dans le débat philosophique depuis la réforme luthérienne. Aujourd’hui, l’objectif de la puissance publique, nationale ou locale, n’est pas de rendre l’homme (en l’occurrence le mâle) meilleur, mais de limiter autant que faire se peut les dommages provoqués par cette activité pour les individus qui s’y adonnent, et dans les endroits où elle s’exerce. Cette attitude ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’histoire récente de l’Allemagne : ce pays a connu la prohibition stricte de la prostitution sous le régime nazi[1. Les nazis étaient abolitionnistes chez eux, mais utilisaient sans états d’âme un système prostitutionnel performant pour leurs soldats à l’étranger et même, ce qui est beaucoup moins connu, pour les détenus de certains camps de concentration comme Mauthausen ou Dachau, où une visite au bordel récompensait les détenus les plus productifs.], et dans sa partie soumise au joug communiste, la RDA, de 1945 à 1989. Le contrôle par un État totalitaire des comportements sexuels de ses sujets était consubstantiel à son projet de création d’un homme nouveau, racialement pur pour les nazis, socialement impeccable pour les communistes.
En réaction, dès la chute du nazisme en Allemagne de l’Ouest, on a pu assister à une intégration de la sexualité à la sphère marchande : c’est dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre que Beate Uhse inventa les sex-shops, qui ont connu un succès planétaire.
C’est pourquoi l’appel d’Alice Schwarzer, qui tente de réintroduire le contrôle étatique de la sexualité masculine au nom d’un féminisme hors-sol, trouve peu de relais dans une opinion encore marquée par les expériences totalitaires. Les femmes et hommes politiques qui le soutiennent sont ultra-minoritaires, à gauche comme à droite et, pour la plupart, retirés de la politique active. Il aura eu néanmoins pour effet de pointer les défauts de la loi de 2002, notamment le peu de moyens, juridiques et matériels, qu’elle donne à la police et à la justice pour vérifier si les femmes, et les quelques hommes, qui se prostituent légalement en Allemagne le font de leur plein gré, et non pas sous la pression de réseaux mafieux est-européens. Dans ce domaine, comme d’en d’autres, il existe donc un « modèle allemand », que l’on pourra juger imparfait, voire immoral. Mais s’il y avait mieux, cela se saurait.[/access]
*Photo : NO CREDIT. 00528707_000004.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !