Dans les nombreuses récentes affaires médiatico-judiciaires de violences sexuelles, la notion d’emprise est très en vogue. Philippe Bilger l’analyse ici.
Un article dans Le Monde avec pour titre « Nicolas Sarkozy, valeur refuge de la droite » et cette explication : « Au sein des Républicains, beaucoup voient dans l’ancien président un homme providentiel. Auprès de l’électorat, les choses ne semblent pas si évidentes ». J’ai eu un moment de saisissement, une envie d’écrire sur cette dépendance qui résiste à ses échecs politiques mais tient à une personnalité à laquelle on prête énergie, force, audace. C’est comme cela, il y a une sorte de fatalité dans ce parti : il préfère les apparences à la substance. Je me suis vite détourné de ce thème pour ne pas être tenté et parce que la notion d’emprise est devenue une véritable scie médiatique et judiciaire. À la réflexion, je quittais l’esquisse d’une emprise politique pour tenter l’analyse d’une emprise humaine.
L’avantage d’avoir des amis intelligents est de ne jamais laisser votre pensée en repos. Appréciant de plus en plus l’Heure des pros du jeudi soir (CNews) et le compagnonnage libre et stimulant que l’émission permet, j’ai quitté celle du 18 février après une joute, selon moi passionnante, consacrée à la condamnation de Georges Tron en appel et à la notion d’emprise, une variation judiciaire sur la contrainte, l’un des quatre éléments se rapportant au viol et à ses modalités.
Un désaccord avec Elisabeth Lévy et Gilles-William Goldnadel
Elisabeth Lévy et Gilles-William Goldnadel étaient vent debout contre cette explication par l’emprise, qui avait été, semble-t-il, décisive pour la condamnation de Georges Tron ayant par ailleurs bénéficié d’un acquittement partiel pour l’une des deux parties civiles. Sans aller aussi loin que la seule Elisabeth Lévy qui soutenait que l’emprise était consubstantielle à l’amour et à l’acte amoureux, mes deux contradicteurs – Jean-Louis Burgat ayant eu la classe d’écouter sans se croire obligé d’intervenir – mettaient en cause le danger de ce concept d’emprise qui pouvait s’appliquer peu ou prou à n’importe quel lien professionnel ou autre révélant une dépendance et susceptible donc de justifier n’importe quelle accusation. Même en ne donnant pas de l’emprise une aussi large définition que celle d’Elisabeth Lévy.
Pour ma part j’avais argumenté sur la réalité, en certaines circonstances criminelles, d’une emprise qui permettait au violeur d’accomplir le pire. À peine l’émission quittée, sans penser contre moi-même, je continuais un débat intime nourri par le débat animé par l’irremplaçable Pascal Praud. Avant d’approfondir ce point, je voudrais rappeler quelques données tenant à la surabondance des paroles libérées aujourd’hui.
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D’abord cette évidence qu’il convient de distinguer absolument ce qui relève d’un processus judiciaire ou ce qui lui échappe à cause de l’éloignement dans le temps.
Ensuite cette précaution qu’aucune affaire ne se ressemble et qu’on ne saurait mettre dans le même sac Matzneff, Duhamel, Berry ou PPDA contestant l’accusation portée contre lui par une journaliste scientifique car il s’agissait, selon lui, « d’une relation confraternelle » et ceux connus et médiatiques qui viendront, à n’en pas douter, augmenter cette liste.Par ailleurs la certitude qu’on ne saurait par principe présumer coupable qui, de nombreuses années plus tard, se voit dénoncé par une « victime » adulte qui avait tout de même eu besoin de l’aide d’un livre ou d’une dénonciation médiatique pour oser s’exprimer à son tour ! Ou quand, au fil de rencontres très espacées même non consenties, elle prend le parti, un jour, de la révélation. Elle peut être vraie mais rien n’est forcément sûr.
Contrainte, emprise, influence…
Revenons à l’emprise.
Nulle difficulté quand la contrainte, et donc l’emprise qui en a résulté, s’est traduite « par des actes positifs » qui n’ont pas atteint le niveau de la violence physique, autre condition du viol. Me Caty Richard, une spécialiste de ces affaires, distingue à juste titre « l’emprise consciente et travaillée » de « l’emprise presque involontaire » suscitée par le sentiment d’une victime – jeune fille, jeune femme ou femme – d’une certaine manière influencée, subjuguée, tétanisée parce que face à elle se trouve une personnalité célèbre et charismatique.
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On comprend bien le danger d’une telle interprétation extensive qui, au paroxysme, imposerait à l’homme rien de moins que d’effacer ce qu’il est pour que la partenaire – il ne s’agit là ni de pédophilie ni d’inceste – ne succombe pas à une envie faisant disparaître chez elle liberté et responsabilité. Comme si le premier, se contentant d’être soi, était pourtant coupable de l’impression qu’il peut produire sur la fragilité et la faiblesse de la seconde.On a le droit de s’interroger sur cet abus de la notion d’emprise et le risque judiciaire qui pourrait en résulter. Faute de ne pouvoir contredire des dénégations de bonne foi de la part d’un accusé, l’emprise servirait, comme la vertu dormitive de l’opium, à répondre à tout, donc à ne rien démontrer.
Elle pourrait aussi être à retardement, instrumentalisée par des sensibilités féminines désireuses d’échapper, du temps ayant passé, à ce qu’elles avaient vécu pourtant librement. Qu’on m’entende bien : l’emprise authentique née d’une contrainte singulière existe et il est hors de question de la rejeter à tout coup. Mais elle ne devra pas devenir une facilité. Il sera essentiel, pour les cours d’assises, d’expliquer dans leur motivation de quelle nature était cette emprise si puissante qu’elle a empêché des « victimes » adultes de résister et de dire non et des auteurs se disant de bonne foi de ne pas se méprendre sur le caractère apparent du consentement prodigué.
Quelle est donc cette emprise irrésistible qui rend à la fois un homme coupable et une femme victime aussi d’elle-même ? C’est seulement une exemplaire vigilance, une fine discrimination qui répudieront l’emprise tarte à la crème mais valideront l’emprise vraie dépendance.
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