« À tort et à raison. » En relisant les articles consacrés à Julien Coupat, ce beau titre d’Henri Atlan m’est revenu en mémoire. Il ne décrit pas seulement l’idéal scientifique, mais l’idéal de la pensée tout court. Sur le papier, c’est facile : nous savons tous qu’il n’existe pas de vérité simple. L’amour du débat est universel. Dans la vraie vie, c’est une autre affaire. Comment douter quand on est convaincu ? Comment faire sienne, serait-ce fugitivement, la voix de son adversaire, voire celle de son ennemi ? Notre maître en déontologie, Edwy Plenel, appelait cela « penser contre soi-même », mais l’émission qu’il anima quelques saisons sur une filiale de TF1 aurait pu s’appeler « Débattre avec soi-même ». Sport largement pratiqué aujourd’hui par les professionnels de la tolérance, qui tolèrent surtout qu’on pense comme eux.
[access capability= »lire_inedits »]D’accord, sauf que nous ne sommes pas des saints. Même à Causeur. Il est bien agréable de s’autoproclamer, avec une pointe de complaisance lyrique, héritiers de la pensée des Lumières, il n’est pas si facile de penser une chose et son contraire. Mais on peut s’imposer d’entendre tout et son contraire. Ou presque. On peut s’obliger à écouter l’autre, se forcer à réprimer son agacement devant sa naïveté ou son cynisme. Les bons jours, on peut même bouger à son contact – ou à celui du réel. Bref, on peut s’empailler entre gens de bonne compagnie. C’était, me semble-t-il, le principe des Salons, dont nous tentons de nous inspirer.
Des amis nous reprochent parfois d’être arc-boutés sur nos convictions (mais lesquelles ?) ou d’être systématiquement dans le contre-pied (mais de quoi ?). Dans le paysage idéologique, les habitués de Causeur se situent entre l’atlanto-libéralisme et le communisme à tendance situ, en passant par des nuances aussi nombreuses que les individus eux-mêmes. Allez faire prévaloir la ligne du Parti dans un tel chaudron de sorcières. Le plus souvent, la seule ligne qui s’impose est de ne pas en avoir. Chacun a sa petite idée, mais nous ne déciderons pas pour vous qui a raison, de Bennasar ou du duo Leroy-Maillé, de l’État ou de Coupat. On n’est pas confronté tous les jours à l’impératif de choisir son camp, pas plus qu’on n’assiste tous les quatre matins à l’affrontement de la Vérité et du Mensonge. Pour le reste, il nous faut nous débrouiller avec la complexité du monde. On a le droit de penser en même temps qu’il existe, chez certains, une obsession juive et, chez d’autres, une obsession antisémite. De même, il est permis de trouver grotesque que l’on ait hurlé à la bavure policière parce que deux gosses avaient passé deux heures dans un commissariat et encore plus grotesque que des policiers interviennent pour régler une bagarre de cour de récré.
Seulement, pour s’engueuler, il faut avoir un langage commun, un récit sur lequel on puisse s’entendre. Face à la dénégation du réel, on est tenté de rester sans voix et de tourner les talons. C’est une erreur. Avec ceux qui pensent que l’insécurité est un fantasme et la violence à l’école une invention sarkozyste destinée à justifier une politique répressive, il y a toujours moyen de ne pas s’entendre et c’est heureux. Avec les « obsessionnistes » (heureuse trouvaille de Hugues Hénique) et leur vision complotiste du monde, on doit admettre que l’exercice atteint ses limites. Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Langage commun ou pas, nous vivons dans le même monde que Dieudonné et sa joyeuse troupe. Il faut faire avec. Aller au contact. Ce n’est pas toujours marrant (quoique), mais quelqu’un doit s’y coller. S’il n’en reste qu’un, nous serons celui-là.[/access]
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