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Nous sommes tous des enfants d’Emmanuelle

Comment un film gentiment érotique a transformé notre vision de la société ?


Nous sommes tous des enfants d’Emmanuelle
Sylvia Kristel © MARY EVANS/SIPA Numéro de reportage: 51370634_000001

C’était il y a quarante-cinq ans, au début de l’été 1974. Giscard prenait la barre à l’Elysée. Les chevrons Citroën présentaient l’oblongue CX, aussi phallique qu’aérodynamique. L’aristo Jean d’O nous parlait du château de Saint-Fargeau dans Au plaisir du Dieu. Les Histoires d’O enflammaient la province endormie et réveillaient en sueur les pensionnats de jeunes filles. Nous étions en phase de soumission à l’hégémonie du monokini sur la Côte d’Azur.

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À Paris, les affiches dEmmanuelle allaient définitivement effacer la grisaille urbaine. L’érotisme soft s’infiltrerait même dans les foyers les plus rétifs à la cabriole. Le sexe libre était, à ce moment-là, un programme politique et hédoniste partagé par une majorité de citoyens. On savait vivre. La France avait alors de l’ambition. Loin de la frénésie pudibonde de ces dernières années où le téton est chassé des plages et la nudité bafouée, ou de l’outrance mammaire des Eighties quand l’industrie du porno imposa son esthétique grossissante, notre pays se préparait innocemment à accueillir une hollandaise inconnue.

Venue du pays des polders, Sylvia Kristel casserait bientôt toutes les digues entraînant derrière elle, plus de 50 millions de spectateurs. Ils furent 126 530 juste la première semaine exclusivement dans la capitale. Aucune nation ne lui résisterait. Aucune frontière ne l’arrêterait. Les Espagnols franchirent allègrement en autocar les Pyrénées pour apercevoir cette jeune femme aux cheveux courts. Corps laiteux en offrande, indifférence de façade qui put passer pour de la naïveté, seins hauts sans être trop conquérants, elle affichait dans toutes les positions une retenue qui lui assura un succès aussi bien auprès des hommes que des femmes.

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Le spectateur était intrigué par cette créature impalpable qui semblait traverser ce long-métrage comme transparente et inconsciente. Et pourtant, ses jambes croisées dans un fauteuil en rotin et son collier de perles à la bouche causeraient longtemps des accidents de la circulation. Sa vie ne fut que carambolage et descente aux enfers. Cette attitude équivoque entre abandon et désir marqua durablement les esprits. Marc Godin raconte cette folle aventure dans Histoires d’Emmanuelle aux éditions Maison Cocorico dans un livre illustré (n’attendez pas Noël pour l’offrir) plein d’anecdotes et de ressenti sur cette parenthèse enchantée. Que cette légèreté coquine, désuète, au charme bourgeois joliment ébréché paraît lointaine au regard d’une actualité féroce de vulgarité. De la genèse du film au tournage cauchemardesque en Thaïlande en passant par les ciseaux de la censure, l’auteur estime que « plus qu’un film, Emmanuelle a été une bombe. Une explosion dont la déflagration a changé la face du cinéma, propulsé Sylvia Kristel sur orbite, bouleversé les règles économiques du septième art, fait la fortune de petits malins, favorisé le déclenchement d’une révolution sexuelle ». C’est Guy Sorman qui souffla l’idée au producteur Yves Rousset-Rouard d’adapter le livre d’Emmanuelle Arsan publié jadis chez Éric Losfeld. S’en suivirent des péripéties dignes des Charlots entre amateurisme, budget riquiqui, pellicule trop courte, bouts de ficelle et gardes à vue. Quand on lit la somme d’embûches et d’approximations risibles, le succès tient vraiment du miracle. Just Jaeckin, photographe de pub est propulsé réalisateur, Pierre Bachelet entonne la chanson phare et Jean-Louis Richard fignole le scénario. Pourquoi Emmanuelle a-t-elle sédimenté à ce point notre imaginaire ? La présence martiale d’Alain Cuny au générique, le short en jean atrocement court de Christine Boisson, la sensualité froide de Marika Green ou la classe perverse de Jeanne Colletin ont contribué certainement à faire de ce film sans ambition culturelle une borne temporelle. Il ne faut pas le revoir avec l’idéologie victimaire en tête ou la volonté d’y débusquer les affres d’un machisme affligeant. Seulement s’émouvoir de la silhouette de Sylvia, son détachement fantomatique, sa beauté sans trucage, son naturel désarmant et fracassé. Sylvia, tel un mirage des Trente Glorieuses insaisissable et obsédant n’a pas fini d’imprégner son grain de peau dans notre subconscient.

Histoires d’Emmanuelle de Marc Godin – Maison Cocorico

Histoires d'Emmanuelle

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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