Dans son nouveau roman, Emmanuelle Lambert dissèque habilement la personnalité de l’écrivain Alain Robbe-Grillet.
On pourrait croire que le titre retenu pour cet article est celui d’un roman d’Alain Robbe-Grillet ; comme en écho au titre Les Gommes, son premier succès qui révolutionne la littérature en 1953 car, dit-il, on ne peut plus écrire de la même façon depuis la découverte des camps d’extermination nazis.
Mais il faut que je parle d’elle, de cette jeune femme de 20 ans, provinciale un peu naïve, qui cherche un job alimentaire tout en poursuivant ses études. Elle est recrutée par l’Institut, à Paris, qui accueille les archives des grands écrivains. Il s’agit de l’Imec – Institut Mémoires de l’édition contemporaine – qui, plus tard, s’installera dans l’abbaye d’Ardenne en Normandie. Elle côtoie trois personnes : Joseph, le Chef, l’Adjointe ; microcosme pas franchement sympathique. Elle, c’est Emmanuelle Lambert, auteure de Aucun respect, roman original, nerveux, un brin ironique. C’est autobiographique, donc. Mais c’est aussi une biographie subjective et fragmentée du « pape du Nouveau Roman », Alain Robbe-Grillet (1922-2008). Un jour, elle le voit débouler à l’Institut. Presque 80 ans, regard malicieux, barbe shakespearienne, voix grave avec un zest de préciosité. C’est le début d’une relation complexe dont Emmanuelle Lambert avait déjà rendu-compte dans Mon grand écrivain (2009), publié par Benoît Peeters, lui-même auteur d’une remarquable biographie de Robbe-Grillet (Flammarion, 2022*), qui apparait sous les traits d’un certain Éloi dans Aucun respect. La jeune femme, qui connaît mal l’œuvre de l’écrivain, est chargée de classer ses archives léguées à l’Imec. Cela représente des dizaines de cartons. Robbe-Grillet, en effet, conservait tout, notamment les articles de presse depuis ses débuts tonitruants au début des années 1950. C’est ce que l’auteure appelle un « accumulateur ». Extrait : « Les femmes de sa famille étaient des expertes en accumulation. En apparence bien plus raisonnable, ordonné, scientifique, dur à la réflexion et au travail, Robbe-Grillet l’était aussi. Peut-être en souvenir de ses parents, père revenu demi-fou de la guerre de 14-18, mère fantasque, intelligente ; et surtout du petit garçon bizarre qu’il avait été et qui, souvent, voyait son double. » Nous entrons de plain-pied dans l’univers fantasmagorique de l’écrivain, de celui dont on a dit qu’il aurait dû être à l’asile, pas dans les librairies. C’est que l’homme, ingénieur de formation, adorant les arbres et collectionnant les cactées, avait de puissants fantasmes qu’il n’hésitait pas à coucher sur le papier ou à mettre en scène dans des films érotiques expérimentaux. Robbe-Grillet n’a pas seulement explosé la narration, en réponse à l’absurdité du monde, il a aussi dynamité la morale. Ce qui l’a rendu célèbre dans le monde entier, en particulier aux États-Unis où bon nombre d’étudiants ont appris le français en lisant La Jalousie (1957), le chef-d’œuvre de Robbe-Grillet, selon Emmanuelle Lambert.
A lire aussi: Le juste prix du vin
La personnalité de l’écrivain est habilement disséquée. Extrait : « À force de lecture, elle avait commencé à comprendre une chose : quel que soit son interlocuteur, Robbe-Grillet, dans ses entretiens, mettait en place le même dispositif. On lui posait une question, il y répondait avec beaucoup de soin. Tellement de soin qu’il finissait par répondre à tout autre chose. À une question intérieure. » Tout l’enjeu est là. Intelligent, habile, ayant beaucoup d’humour, parfois féroce, Robbe-Grillet brouille les pistes, c’est jouissif. Enfin quelqu’un qui pourfend l’esprit de sérieux ! Invitée dans son château du Mesnil-au-Grain, près de Caen, elle fait la connaissance de Catherine Robbe-Grillet, la femme de l’écrivain, experte en soirées sado-maso, qu’elle nomme « cérémonies », évoquées dans l’un de ses livres, Cérémonies de femmes, publié pour la première fois chez Grasset, en 1985, sous le pseudonyme de Jeanne de Berg. La jeune femme est troublée par le charisme de celle qui ne fut jamais pénétrée par son mari. À propos de la spécialiste de la jouissance dans les supplices, Emmanuelle Lambert note : « Madame Robbe-Grillet, elle, aurait pu être le résultat d’une expérience scientifique visant à réduire un organisme à son expression la plus concentrée, par le tressage de la pulsation vitale des êtres de chair avec la condensation extrême des minéraux. »
Emmanuelle Lambert doit également préparer une exposition sur Robbe-Grillet. L’écrivain n’est pas vraiment séduit par le projet, il préfère garder son énergie pour terminer un livre, pas nommé. Les connaisseurs reconnaîtront La Reprise, son dernier roman. Mais cela permet d’approfondir la relation nouée entre la jeune femme et Robbe-Grillet, et de mettre davantage en lumière la psyché d’un homme fort secret. Il est tantôt aimable, tantôt grincheux, toujours caustique. C’est jubilatoire, même si les longs passages sur la vie privée d’Emmanuelle Lambert ne manquent pas non plus d’intérêt. On est intrigué par Axel, son petit ami dont la peau a « l’odeur de sucre roux ».
L’auteur du Voyeur, vertigineux roman, qui a toujours aimé le scandale – il a été élu à l’Académie française mais a refusé d’y siéger – commet un ultime ouvrage peu recommandable, un « conte pour adultes », dont il aurait pu faire l’économie – publié chez Fayard et non aux Éditions de Minuit, son éditeur historique. Les critiques l’assassinent. L’un deux, transformé en Fouquier-Tinville germanopratin, lui lance : « C’est pas une bonne action, votre livre ». Rire de l’écrivain qui le traite de con. Décrire ses fantasmes, ce n’est pas les réaliser. Ou alors il faut interdire le théâtre antique grec, et rayer le mot catharsis du vocabulaire. Robbe-Grillet réaffirme que la littérature doit ignorer la morale. Elle est du côté du mal, pour paraphraser Georges Bataille. Mais nous sommes au début de l’ère #MeToo… Emmanuelle Lambert rappelle que les femmes désormais « l’ouvrent » et n’acceptent plus d’être objectivées. Robbe-Grillet, guère lu aujourd’hui, comme tant d’autres, risque donc d’être passé au tamis du wokisme. En attendant, lisons, relisons, l’œuvre de cet écrivain majeur qui a su donner à l’acte créateur l’indispensable et trop rare originalité sismique. Le livre de cette jeune fille « très normale », d’après Catherine Robbe-Grillet, devenue romancière, nous y invite.
Emmanuelle Lambert, Aucun respect, Stock.
* Lire à ce propos, l’article de Pascal Louvrier, Robbe-Grillet portrait du joueur, mis en ligne sur le site de Causeur, 22 octobre 2022.