Affaire Todd, manifeste contre le sexisme : le journal d’Alain Finkielkraut


Affaire Todd, manifeste contre le sexisme : le journal d’Alain Finkielkraut

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La polémique Emmanuel Todd (3 mai)

Gil Mihaely. Dans un entretien accordé à L’Obs à l’occasion de la sortie de son livre, Emmanuel Todd explique à Aude Lancelin que « lorsqu’on se réunit à 4 millions pour dire que caricaturer la religion des autres est un droit absolu – et même un devoir ! –, et lorsque ces autres sont les gens les plus faibles de la société (…) », on est en droit de parler « d’imposture ». Le 11 janvier, y a-t-il eu 4 millions d’imposteurs dans les villes de France ?

Alain Finkielkraut. J’aimerais ne jamais parler que des livres qui m’élèvent ou de ceux qui, en me réfutant, m’instruisent. Et j’ai souvent pu vérifier la pertinence de cette observation de Montaigne : « De même que notre esprit devient plus fort grâce à la communication avec les esprits vigoureux et raisonnables, de même on ne peut pas dire combien il perd et combien il s’abâtardit par le commerce continuel et la fréquentation que nous avons des esprits bas et maladifs. » Mais, travaillant selon la recommandation de Péguy « dans les misères du présent », je ne suis pas libre de choisir mes sujets, ils s’imposent à moi en forçant ma porte. Affiché sur la couverture de L’Obs, le « brûlot Todd » a fait effraction dans ma vie et me voici contraint d’entrer dans la polémique par la violence de son propos et par le soutien stupéfiant d’un hebdomadaire qui a titré au lendemain de la grande manifestation du 11 janvier « Continuons le combat ».[access capability= »lire_inedits »]

Pour Todd, cette manifestation a été une imposture : « Des millions de Français se sont précipités dans la rue pour définir comme besoin prioritaire de leur société le droit de cracher sur la religion des faibles. » Ces Français croyaient, en disant « Je suis Charlie », défendre la laïcité, la République et la liberté d’expression, alors même que les caricatures de Charb et des siens relevaient de « l’incitation à la haine religieuse, ethnique, ou raciale ». Emmanuel Todd, qui est « ingénieur de recherches à l’INED » (sic) a, en outre, découvert que la mobilisation a été du simple au double entre la France de tradition athée et révolutionnaire et la France historiquement antidreyfusarde, pétainiste et antirépublicaine : l’Ouest, une partie du Massif central, la région Rhône-Alpes, la Franche-Comté. Les habitants de ces régions, longtemps placées sous la coupe de l’Église, sont aujourd’hui anxieux, désorientés – des « catholiques zombies », dit Todd. Et ils trouvent dans l’islam le bouc émissaire de leur difficulté d’être. Bref, Todd n’a que faire des motifs explicites des manifestants : pour lui, « Je suis Charlie » veut dire « Je suis raciste ». Il sait mieux que nous qui nous sommes et ce qui nous fait agir, car il est sociologue. Et, comme l’écrit Pierre Manent dans La Cité de l’homme, « il faut que la raison soit chassée des actions humaines réelles et concentrée dans le regard du spectateur savant. Ainsi a été déchiré le tissu de l’implicite délibération commune qui rattache tout homme aux hommes qu’il veut comprendre ».

Mais le sociologue n’est pas seul en cause. Si toute une gauche militante, journalistique et intellectuelle applaudit le « spectateur savant », c’est parce que, ratifiant le diagnostic déjà ancien d’Orwell, elle est antifasciste, elle n’est pas antitotalitaire. Hitler étant autrefois l’unique objet de son ressentiment, cette gauche passait sous silence les crimes de Staline, quand elle ne lui faisait pas les yeux doux. Après 1945, l’antifascisme et le communisme se sont même confondus. Comme le rappelle François Furet dans Le Passé d’une illusion, « les communistes n’ont plus jamais voulu d’autre territoire politique à leur action que cet espace à deux dimensions, ou plutôt à deux pôles, dont l’un est figuré par “les fascistes”, l’autre par eux-mêmes ». Sous le choc de la dissidence cependant, une gauche antitotalitaire a pris son essor, et Le Nouvel Observateur de Jean Daniel a été un de ses bastions. Cette gauche a crié victoire en 1989 quand le mur de Berlin est tombé. En réalité, elle est tombée avec lui : elle n’a pas survécu au communisme. Avec la montée spectaculaire du Front national, c’est, sous l’étendard de la lutte contre le racisme, la gauche antifasciste qui a, de nouveau, occupé l’espace. Le danger principal, à ses yeux, ce n’était pas l’islamisme, c’était l’islamophobie ; ce n’était pas la haine grandissante de la France en France, c’était la « lepénisation des esprits ». Ce discours a été cruellement démenti par les attentats contre Charlie Hebdo et contre le magasin Hyper Cacher de Vincennes. Et l’antitotalitarisme a inspiré les manifestations qui ont suivi. Aucun cri de haine, aucune affiche insultante, mais un non déterminé à la violence islamiste et un oui tout aussi résolu aux crayons à papier.

L’antifascisme, toutefois, ne s’est jamais avoué vaincu. Dès le lendemain de la vague terroriste, il remontait aux causes et dénonçait l’exclusion. Avec le livre de Todd et son accueil tonitruant, un pas supplémentaire a été franchi : les victimes des frères Kouachi sont devenues les vrais coupables, et quelques millions de manifestants se sont ajoutés à la grande liste noire des racistes français.

Mon seul espoir, face à ces accusations d’une gauche rendue démente par le démenti des faits, je le mets dans le triste constat qu’un scandale chasse l’autre et que, comme dit Octavio Paz, tous sont guettés par « le Grand Bâillement, anonyme et universel, qui est l’Apocalypse et le Jugement dernier de la société du spectacle ».

 

Le manifeste contre le sexisme (10 mai)

Élisabeth Lévy. Une quarantaine de journalistes femmes ont signé une tribune dans Libération sous le titre « Bas les pattes ». Mélangeant allègrement compliments, blagues plus ou moins lourdes et gestes inacceptables, mes consœurs se disent obligées d’intégrer « les contraintes du sexisme ambiant : pas de tête-à-tête ou le moins possible, des tenues passe-partout et une vigilance permanente pour conserver le vouvoiement afin de maintenir ainsi la bonne distance entre un journaliste et son sujet ». Êtes-vous sensible à cette complainte ?

Simone de Beauvoir écrivait dans Le Deuxième Sexe : « La dispute durera tant que les hommes et les femmes ne se reconnaîtront pas comme des semblables. » Or, cette reconnaissance a eu lieu, les femmes ne sont plus confinées au foyer ni condamnées aux métiers subalternes. Avocat, architecte, diplomate, médecin, magistrat, ministre : les grandes professions et les plus hautes fonctions leur sont ouvertes. Elles divorcent sans rencontrer d’obstacle, la procréation est aujourd’hui un choix et non un destin. Bref, une véritable révolution des mœurs a tout changé en quelques décennies. Et pourtant la dispute continue. À entendre certaines féministes, l’ordre patriarcal sévit encore, il est même plus vivant que jamais. Ce féminisme a ceci de commun avec l’antifascisme qu’il est un combat mené après la victoire.

J’ai lu avec attention l’appel à faire changer le comportement des hommes publics qui est paru dans Libération. Je ne nie certes pas que des hommes en position de pouvoir tiennent parfois des propos malséants, ou se permettent des gestes déplacés. Mais on a le sentiment, à lire les exemples donnés par le manifeste, que ce qui autrefois appartenait au registre de la galanterie et qui faisait de la France, selon l’expression de Hume, « le pays des femmes », relève désormais, en France comme en Amérique, du sexisme. Si j’ai bien compris, ces femmes journalistes voudraient que les hommes qu’elles interviewent ne les regardent jamais comme des femmes, ne soient pas émus par leur grâce, ne se permettent pas la moindre allusion à leur élégance, bref, que la féminité en elles ne fasse plus obstacle à leur similitude.

Il y avait des hommes et des femmes, il ne devrait plus y avoir aujourd’hui que les êtres humains. « Bas les pattes !», disent-elles. Mais ce sont les regards, ce sont les clins d’œil, ce sont même les compliments que, semble-t-il, elles veulent abolir. D’où cette phrase terrifiante : « Tant que la politique sera très majoritairement aux mains d’hommes hétérosexuels plutôt sexagénaires, rien ne changera. » Des femmes aspirent aujourd’hui à ce qu’il y ait de plus en plus d’homosexuels dans la politique car, de ceux-ci, elles sont convaincues qu’ils ne regarderont jamais leur robe. Des femmes aussi protestent contre l’âge de ceux qu’elles sont en charge de suivre et d’interviewer. « Sexagénaire », disent-elles.

Dans les années 90 du xxe siècle, les universités américaines ont déclaré la guerre aux DWEMS (Dead White European Males). Et les vieux, ces morts en sursis, ne perdaient rien pour attendre. Ce sont tout naturellement les Old European Males qui sont aujourd’hui sur la sellette. Vieux veut dire libidineux, vieux veut dire aussi vestige de l’ancienne société. Imbu de sa propre nouveauté, notre monde combat toutes les discriminations et rend, en même temps, la gérontophobie non seulement légitime mais obligatoire. Tandis que des femmes journalistes se révoltent contre la présence de sexagénaires dans la vie publique, Emmanuel Todd écrit pour me disqualifier que j’ai été élu à l’Académie française « par un corps électoral âgé en moyenne de 78 ans ». Ainsi notre modernité antiraciste écarte-t-elle des hommes de l’humanité au seul motif de leur âge. « À bas les vieux ! » : tel est, au bout de sa course, le cri du cœur de notre civilisation.[/access]

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*Photo : AUFFRET LILIAN/SIPA. 00701224_000001.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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