Daoud Boughezala. Gérard Depardieu a expliqué ses tribulations belgo-russes par le fait que le fisc français ponctionnait 85 % de ses revenus, tandis que l’homme d’affaires Alain Afflelou dénonce une guerre contre « les gens qui travaillent et font travailler les autres ». En appliquant un taux d’imposition perçu comme confiscatoire, ne fait-on pas le choix du symbole au détriment de l’efficacité économique ?
Emmanuel Maurel. Les riches prennent leurs perceptions pour la réalité ! Dans notre pays, il n’existe pas de « discrimination fiscale anti-riches » puisque, toutes les études le prouvent, c’est la classe moyenne qui supporte la pression fiscale la plus lourde en proportion de ses revenus. Et si certaines « stars » un peu coupées de la réalité ont l’impression contraire, tant pis pour elles. J’estime que chacun doit contribuer à proportion de ses facultés, surtout dans un moment de notre histoire où les difficultés sont très importantes. Ce principe est d’ailleurs inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
Doit-on en déduire que l’inégalité économique est forcément synonyme d’injustice sociale ?
Le capitalisme est inégalitaire par essence. Il est dans la nature du marché de créer des inégalités sociales. Personne ne le nie, même à droite. Il y a ceux qui détiennent le capital et ceux qui n’ont que leur travail, ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas. Mais aussi ceux dont l’entreprise réussit et ceux qui voient la leur péricliter. À droite, on a tendance à penser que les inégalités économiques et sociales tiennent au mérite personnel des gens. J’estime au contraire que les inégalités économiques et sociales tiennent au système capitaliste lui-même et qu’il faut les corriger. [access capability= »lire_inedits »]
En attendant, il y a quarante ans, le Parti socialiste campait sur une ligne anticapitaliste dure puis, une fois arrivé au pouvoir, il s’est contenté de le réguler avant de se rallier à une politique de rigueur dès 1983…
Le combat est encore plus difficile aujourd’hui qu’hier. Dans les années 1970, les rapports de classe et le capitalisme, qui était l’adversaire principal du camp socialiste, étaient facilement identifiables. Aujourd’hui, le capitalisme est devenu financier et transnational, donc plus difficile à identifier et à combattre. Nous devons réajuster nos outils de combat face à cette nouvelle donne. La tâche est très compliquée parce que nous subissons le chantage à la délocalisation au nom de la libre circulation des capitaux. C’est pourquoi l’une des priorités actuelles du mouvement socialiste est d’internationaliser, ou au moins d’européaniser le combat et les revendications. Les capitalistes étant allés plus vite que nous dans leur évolution, nous avons ce retard à rattraper.
Reste que depuis mars 1983, on a l’impression que la gauche du PS tourne autour du pot social-libéral…
On ne peut pas présenter les choses ainsi. Cela signifierait qu’il ne peut pas y avoir de socialisme dans un monde ouvert. Je me bats justement pour une politique de forte régulation socialiste dans une Europe et un monde ouverts.
Rassurez-moi : vous regrettez tout de même le tournant de 1983 ?
Le bilan du mitterrandisme est ambivalent ; il ne faut pas s’en tenir au seul tournant de 1983, que l’on ne peut d’ailleurs pas isoler de ce qui l’a précédé. À l’époque, la rigueur suivait deux ans de politique de relance, ce qui n’est pas rien. Je retiens ainsi la cinquième semaine de congés payés, les 39 heures et tous les acquis sociaux qui figurent à l’actif de Mitterrand. Ce n’est pas un hasard s’il est resté très populaire dans la classe ouvrière. J’ajoute que la gauche a sauvé l’appareil industriel en le nationalisant, permettant ainsi à des entreprises moribondes de devenir florissantes.
Aujourd’hui, Benoît Hamon et Arnaud Montebourg sont ministres, comme jadis Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Luc Mélenchon. La gauche du PS est-elle condamnée à faire de la figuration dans des gouvernements sociaux-démocrates – voire sociaux-libéraux ?
Quand on examine l’histoire récente du Parti socialiste, on se rend compte que la gauche du PS a une utilité. Entre 1995 et 1997, avant d’être Premier ministre, Lionel Jospin avait longuement préparé son arrivée au pouvoir par une série de conventions. À l’époque, la gauche du parti avait défendu puis obtenu le principe d’une réduction du temps de travail sans baisse des salaires.
D’accord, mais c’était il y a quinze ans !
Mais il y a d’autres exemples ! Pour en donner un qui me concerne directement, la motion que je défendais au dernier congrès prévoyait des nationalisations temporaires. Alors que les grands leaders du PS nous expliquaient à quel point cette mesure était irréaliste et archaïque, Arnaud Montebourg a avancé cette solution pour sauver Florange, puis un certain nombre de socialistes s’y sont rallié.
J’ai eu une autre satisfaction récente. Alors que je passais mon temps à expliquer que l’objectif des 3 % de déficit n’était ni tenable ni souhaitable, provoquant au départ des sourires circonspects, deux mois plus tard, pendant le congrès du PS, Jean-Christophe Cambadélis, Claude Bartolone et Harlem Désir ont commencé à reprendre cet « élément de langage » à leur compte. Je pense que nous avons un rôle à jouer pour perpétuer l’identité un peu singulière du PS français, qui se différencie du SPD ou du New Labour.
D’accord, mais cet « élément de langage » est resté purement langagier. Et Hamon et Montebourg ont pourtant « mangé leur chapeau » en soutenant la ratification du Traité budgétaire européen…
Dans leur conscience intime, Hamon et Montebourg savent que le TSCG[1. Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance.] n’est rien d’autre que le traité « Merkozy » qu’ils condamnaient vertement il y a encore un an. Je crois que la solidarité gouvernementale explique en grande partie leur position. J’ajoute que ce que j’ai dit sur ce traité est en train de se révéler exact. On nous expliquait que le traité « Merkozy » était affreux, mais qu’on y avait adossé un super-pacte de croissance et qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Mais nous assistons aujourd’hui à un débat budgétaire féroce au sein de l’Union européenne, où tout le monde essaie de taper dans le budget européen. Et quelle sera la victime de cette réduction draconienne du budget européen ? À mon avis, ce sera le pacte de croissance…
Sans doute, ce qui prouvera que vous aviez raison, et après ? L’austérité campe aussi à Bercy, si j’en juge par les attaques répétées de Pierre Moscovici contre les velléités dirigistes d’Arnaud Montebourg….
Pierre Moscovici a jadis été un keynésien conséquent, auteur, avec François Hollande, d’un très beau manuel d’économie politique. Mais Bercy est une technostructure qui a tendance à s’enfermer dans l’idéologie libérale dominante. C’est une forteresse à laquelle il faut s’attaquer ! Les choses se compliquent encore plus lorsque la carte d’entrée pour faire partie d’un cabinet ministériel devient l’ENA plus un passage dans les banques Rothschild – comme Emmanuel Macron, le conseiller économique de François Hollande – ou Lazard. Cela pose un problème démocratique. De ce point de vue, Montebourg a le mérite de ne pas baisser les bras, de mener des combats courageux, même s’ils ne sont pas toujours couronnés de succès.
Votre volontarisme est certes très honorable, mais comment mener l’« autre politique » que vous prônez face aux pressions des agences de notation ?
Aujourd’hui, les gouvernants tremblent devant Moody’s, Fitch et Standard & Poor’s, qui ne sont rien d’autre que des groupes d’idéologues. Ces agences rédigent des rapports avec des préconisations qui vont toujours dans le même sens. On est toujours dans le « jamais assez » : nos sociétés ne sont jamais assez libéralisées, notre marché du travail jamais assez flexible, il y a toujours trop de fonctionnaires. Je peux déjà vous écrire le rapport de Moody’s de l’année prochaine ! « La démocratie est plus forte que les marchés », déclarait François Hollande pendant la primaire socialiste. J’y crois profondément et je suis sûr qu’il n’y a pas renoncé. Par ailleurs, la dégradation de notre dette sous Sarkozy n’a pas fait augmenter les taux auxquels nous empruntons ni changé les bons fondamentaux de notre économie.
La financiarisation de l’économie n’explique pas tout. Les progrès technologiques, la montée du secteur tertiaire et la mondialisation jouent aussi. Avez-vous intégré ces mutations dans votre réflexion ?
Le progrès technique et la tertiarisation n’expliquent les déséquilibres actuels qu’à la marge. C’est bien la financiarisation qui est la cause principale de la crise. Dans Le Capital, Marx écrit : « Le développement de la production capitaliste enfante une puissance tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s’introduit sournoisement comme une aide modeste de l’accumulation, puis devient bientôt une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se transforme enfin en une immense machine à centraliser les capitaux. » Cent cinquante ans plus tard, cela reste terriblement vrai.
Notre dette abyssale ne serait-elle donc qu’un « fantasme » ?
L’endettement public pose problème. À un certain moment, on atteint un seuil qui interdit toute relance de l’économie. Mais la politique de rigueur ne fait qu’ajouter de l’austérité à l’austérité. Plus le gouvernement grec réduit ses dépenses publiques, plus il coupe dans les salaires, plus le déficit est abyssal. Le véritable pragmatisme serait de relancer les salaires et l’investissement pour casser le cycle de la récession. On nous explique qu’on va créer une Europe prospère en prenant des mesures austères. Serons-nous plus riches lorsque tous les Européens seront devenus pauvres ? Bien sûr que non.
Nous avons beaucoup parlé de croissance économique. Mais dans un monde fini où les ressources naturelles se raréfient, la croissance est-elle la solution ou le problème ?
La croissance n’est pas LA solution. On ne peut plus continuer avec le modèle actuel. L’exploitation de l’homme, celle des ressources naturelles et celle de notre environnement sont liées. Plutôt que de décroissance, je préfère parler d’une autre croissance, sur des bases et avec des instruments d’évaluation totalement différents. Nous devons repenser notre manière de consommer, notre rapport aux objets, au monde qui nous entoure, à la publicité. Songez que les industries pharmaceutiques ont un budget publicitaire presque supérieur à leur budget de recherche !
La gauche doit-elle renoncer à l’idéologie du progrès ?
Nous devons réinterroger la notion de progrès entendu comme une croissance infinie de la consommation. À l’avenir, le progrès technologique devra être mis au service d’un vaste changement de mentalités. Le progrès social bien sûr, mais aussi le progrès intellectuel, moral et civique peuvent justement passer par de nouvelles formes de croissance. Nous avons du pain sur la planche ![/access]
*Photo : Parti socialiste.
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