Seuls les soutiens les plus zélés du pouvoir actuel peuvent soutenir la thèse de la fin d’un clivage gauche/droite, hypothèse envisageable seulement si l’on se borne à des définitions très étroites et récentes de ce que sont la droite et la gauche. Vous rappelez-vous, par exemple, qu’au cours de notre histoire politique, la gauche a longtemps été nationaliste et hostile aux particularismes? Grande analyse.
Pour plusieurs analystes politiques, il est vrai fort serviles, le clivage gauche-droite est mort, en France, avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir.
Trois observations, essentiellement, permettent selon eux de le constater.
La première, c’est l’effondrement ou la déliquescence avancée des deux grands partis politiques dont l’affrontement, depuis 1981 et sous différentes appellations, incarnait censément cette partition, à savoir Les Républicains et le Parti socialiste. 2022, à cet égard, n’a jamais été, pour ces deux formations, que 2017 « en un peu pire », si je paraphrase Michel Houellebecq.
La deuxième, c’est le caractère cosmétique qu’en était venu à prendre l’alternance de ces deux partis aux affaires, alors même que l’un et l’autre s’étaient convertis au libéralisme et gouvernaient en pratique au centre. Le clivage gauche-droite, ainsi mis en scène, était de fait devenu une partition de pure convention, la « langue morte » à usage exclusivement parlementaire que dénonçait déjà Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1953, sous la IVème République.
La troisième enfin, c’est la victoire à l’élection présidentielle d’un candidat qui refusait de s’inscrire dans cette opposition historique, et se faisait fort, au contraire, de la transcender en sa personne [1].
Le clivage gauche-droite est mort, vive le clivage gauche-droite
Ces mêmes éléments, pourtant, devraient inciter les tenants de la fin du clivage gauche-droite à réviser leur jugement. Comme le rappelait Marcel Gauchet, cette partition politique, en effet, ne se manifeste pas « dans un système à deux partis […], mais dans un système où les camps sont irréductiblement composites ». Loin de s’affaiblir avec la dispersion des familles d’esprit, elle est alors d’autant plus vivace que s’instaure « un partage des tâches tacite entre la conduite des affaires » – revenant aux centristes des deux bords – « et la direction des esprits » – que les extrêmes assurent. Comme le synthétise l’historien, « ce n’est pas en fonction [de ces derniers] que l’on agit, mais c’est par rapport à eux que l’on se définit ». La remigration et le wokisme s’apparentent à cet égard assez bien aux « options ultimes du salut social », évoquées par Marcel Gauchet, autour desquelles l’antagonisme politique, dans cette configuration, en vient alors à cristalliser.
Une autre raison, à la fois plus simple et quelque part plus fondamentale, aurait toutefois du suffire à dissiper la thèse d’une disparition du clivage gauche-droite : c’est l’incompréhension radicale que n’a cessée d’en manifester celui par qui, précisément, son dépassement était censé intervenir – à savoir Emmanuel Macron.
Coquecigrues macronistes
L’interprétation jupitérienne de cette partition, énoncée depuis au moins 2017, n’a de fait pas évolué avec le temps. Elle consiste à définir le clivage gauche-droite comme l’opposition de deux familles politiques incarnant chacune la prévalence d’une idée : à gauche, celle d’égalité ; à droite, celle de liberté. Or, cette perspective est au moins deux fois fausse.
Elle est fausse, d’abord, sur le plan historique. Comme le rappelle Marcel Gauchet, le clivage gauche-droite se manifeste substantiellement pour la première fois en France à la fin du mois d’août 1789, sur la double question des droits relatifs à la liberté religieuse, d’une part ; et du veto royal, d’autre part. La division met alors aux prises, de manière schématique : d’un côté, ceux qui défendent un droit de veto absolu pour le roi et le maintien du catholicisme comme religion d’État (siégeant à droite) ; de l’autre, ceux qui s’y opposent, et défendent les libertés “bourgeoises” (siégeant à gauche). Dans cette « scène primitive », la partie gauche de l’Assemblée, comme le note Duquesnoy, est donc celle qui défend les positions les plus libérales et les positions les plus égalitaires. Autrement dit, non seulement l’identification macronienne de la droite au libéralisme est un contresens, mais son opposition même des deux termes extrêmes de la devise républicaine est inopérante : entre la liberté et l’égalité, il n’y a pas alors concurrence mais convergence des luttes.
Cette perspective est fausse, ensuite, même en se limitant à une période très récente, dès qu’on sort du seul champ économique auquel le macronisme tend naturellement à réduire la politique. Sur le plan sociétal, en effet, qu’il s’agisse de mœurs ou de questions bio-éthiques (mariage, avortement, euthanasie, procréation médicalement assistée, …) , de lutte contre la drogue, de lutte contre la submersion migratoire, etc., c’est la gauche, systématiquement, qui défend les positions les plus libérales, et non la droite. Là encore, d’ailleurs, chaque fois que cela a du sens, ces positions les plus libérales correspondent aussi aux positions les plus égalitaires, contrairement à ce que prévoit la doctrine jupitérienne. Le champ sociétal, à cet égard, constitue aujourd’hui le meilleur baromètre du clivage gauche-droite, parce que, à la différence de la sphère économique, l’objet de fond de la querelle n’a pas changé depuis 89 : la question est toujours celle des privilèges légitimes ou illégitimes (« privilèges » en matière sexuelle, pour ce qui touche au mariage ou à la PMA ; « privilèges » d’antécédence sur le territoire, pour ce qui touche à l’identité ; etc.).
Vers une essentialisation du clivage gauche-droite
S’il faut se méfier d’une chose, c’est des définitions contingentes, ou conjoncturelles, qui, voulant serrer au plus près leur objet, s’acharnent à en restituer l’apparente confusion plutôt qu’à la démêler, et échouent, par là, à nous en livrer le sens, quand elles ne nous induisent pas carrément en erreur. Ainsi, par exemple, d’une caractérisation du clivage gauche-droite comme opposition entre un parti laxiste et un parti répressif en matière d’ordre et de sécurité. On rendrait peut-être compte d’un passé relativement récent, mais certainement pas du temps long ; une expérience politique aussi structurante, pour la gauche, que le communisme, par exemple, deviendrait incompréhensible, de même, à l’échelle française, que la Terreur, la répression de la Commune (sous l’égide d’Adolphe Thiers) ou la mise au pas de l’Église par la IIIème République. On oublierait alors que la gauche, marxiste comme bourgeoise, quand elle fut au pouvoir, plus encore que la droite sans doute, put avoir la passion de l’ordre et le faire impitoyablement assurer.
Ma thèse est simple : on ne saisit l’essence du clivage gauche-droite et sa dynamique historique que si on le lit comme une opposition entre l’enracinement (à droite) et le déracinement (à gauche). On comprendra alors que l’on n’assiste pas à l’extinction de cette partition politique, mais au contraire à son renouveau ou à sa recrudescence.
Application au cas de la Révolution française
L’enracinement, c’est l’attachement à ce qui dure, la valorisation du passé, l’inscription dans une filiation ; pour le dire en une phrase, inspirée de Chesterton, l’enracinement, c’est la démocratie des morts opposée à la toute-puissance élective des vivants.
La démocratie des morts, en 1789, ce sont d’abord les privilèges, non seulement des deux premiers ordres, du clergé et de la noblesse, mais encore des provinces, des villes et des corporations. La démocratie des morts, c’est, ensuite, la primauté des puissances sédentaires, liées au sang ou à la terre (l’Église et l’aristocratie) sur les puissances nomades, associées à l’argent (la bourgeoisie). La démocratie des morts, c’est, enfin, le catholicisme comme religion d’État et la monarchie comme système politique.
On constate ainsi que les termes du clivage gauche-droite de l’époque sont reconstitués sans erreur.
Sans parcourir pas à pas toute l’Histoire depuis la Révolution, entreprise à laquelle ce format se prête peu, je vous propose, pour la suite, de regarder ce que permet d’éclairer l’essentialisation des trois thèmes suivants : la nation, l’écologie, et le libéralisme.
La question nationale
La question de la nation mérite examen car elle a fait l’objet, sur le plan historique, d’un revirement complet de positions qui semble à première vue incompréhensible. Comment la gauche, en effet, qui avait pour ainsi dire forgé le concept (et davantage, même, en avait fait son étendard), en est-elle venue à abhorrer, et l’idée, et le mot, passés entre temps à droite ?
Ma réponse sera simple : c’est que la nation, qui était en 89 une modalité du déracinement, est aujourd’hui, au contraire, une modalité de l’enracinement. Même chose, d’ailleurs, pour la question de la centralisation ou, en miroir, des régionalismes ou du fédéralisme.
En 1789, la nation est une négation des suffrages du passé, et un arasement des disparités en découlant. Son avènement se traduit ainsi, non seulement par l’abolition des privilèges et des droits féodaux, mais encore par une centralisation et une bureaucratisation inédites, dont le jacobinisme reste le nom et la philosophie rationaliste l’inspiration. La Révolution, à cet égard, dans sa liquidation des corps intermédiaires, se montrera acharnée à réaliser le projet rousseauiste : que rien, entre le citoyen et l’exercice de la volonté générale, ne subsiste ou puisse s’interposer, « en sorte que le Souverain connoit seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux qui la composent ». La gauche est alors nationaliste et hostile aux particularismes locaux. Je précise, à l’attention de ceux qui m’opposeront l’éternelle machine à perdre des girondins, que cette hostilité aux « régionalismes » persistera voire culminera avec la IIIème République, preuve qu’elle est structurante et non pas accidentelle. La droite non libérale – mais c’est un pléonasme, comme nous aurons l’occasion de le voir – restera quant à elle longtemps nostalgique des provinces, tout au long du XIXème siècle et encore au siècle suivant.
Si l’on se rapproche des temps présents, maintenant, il me semble évident que la nation, avec l’idée unitaire qu’elle charrie, est devenue une modalité de l’enracinement, dans un horizon se voulant au contraire multiculturel et post-national. La question de la décentralisation et du régionalisme pourrait sembler plus complexe. Elle cesse de l’être, néanmoins, si l’on comprend qu’elle ne s’inscrit pas, en réalité, à gauche, dans un projet de renforcement des identités locales, mais dans la perspective d’un affaiblissement de l’État central comme condition d’un approfondissement supranational, en particulier européen. Cette convergence des agendas régionaliste et européen apparaît, par exemple, dans les revendications indépendantistes de la Catalogne et de l’Écosse, mais la réforme territoriale, réalisée sous François Hollande, à l’échelle française, marque une même inspiration. Cette dernière, à cet égard, est emblématique du peu de cas fait, par les actes décentralisateurs, notamment sous des gouvernements de gauche, de la question du sens, sur le plan historique, des entités auxquelles il s’agit de parvenir, ou dont il s’agit de renforcer les pouvoirs. On pourra aisément se convaincre, j’espère, que la création de la région Grand Est ne répondait pas à un objectif de réenracinement…
La question écologique
La coloration politique de l’écologie est un deuxième objet qui mérite qu’on s’y arrête. Le rattachement de cette thématique à la gauche, en effet, a quelque chose d’illogique, comme le note René Rémond. « A s’en tenir à une analyse purement thématique, l’écologie aurait plutôt une inclination à droite en raison de certaines affinités. La droite traditionnelle préconise le respect des cycles naturels, croit à l’immutabilité d’une nature humaine, se défie des initiatives orgueilleuses de l’homme qui risquent de dérégler les équilibres voulus par la Providence ou fruits de la nécessité. La gauche est portée, au contraire, à faire confiance au génie humain et à la possibilité d’améliorer la condition des hommes et leur emprise sur la nature et les éléments. Les premiers écologistes n’ont-ils pas été ces nobles légitimistes exaltant le travail de la terre, source de vertu, et qui, retournant à la terre après 1830 dénonçaient dans la ville la Babylone moderne, sentine de tous les vices ? La droite est plutôt agrarienne et la gauche plutôt industrialiste [on retrouve ici notre antithèse enracinement/déracinement NDLA] – en particulier sa branche socialiste, qui magnifie le travail de l’homme. L’écologie devait pencher à droite dans la mesure où son inspiration première est réactionnaire : l’homme abîme la nature, dégrade le milieu, saccage la terre. Que la nature était belle avant que l’homme s’en mêle ! » Ici, pourtant, après ce superbe développement, l’historien rate, à mon sens, l’idée fondamentale : c’est que seule une écologie très incomplète, une écologie oxymorique, pouvait suivre les Verts dans leur arrimage à la gauche.
Cette écologie oxymorique, c’est d’abord celle du « développement durable », autrement dit, d’une écologie qui n’entend pas choisir, et a la prétention de continuer à faire croître le nombre des hommes et leur niveau d’équipement, tout en diminuant notre empreinte sur notre environnement, comme s’il était possible de découpler totalement les deux. Plus fondamentalement, c’est une écologie qui ne voit pas que l’artificialisation de la vie humaine elle-même est un problème, quand bien même elle ne s’accompagnerait pas d’une dénaturation du reste du monde.
Mais la dimension contradictoire de cette écologie réside encore davantage, à mes yeux, dans son caractère désincarné ; c’est proprement, pour paraphraser Alain Supiot, l’écologie de la gouvernance par les nombres, une écologie de la seule objectivation quantitative et scientifique, aveugle, par construction, à tout ce qui ne saurait être retranscrit, avec exactitude, dans un tableur Excel. C’est, par excellence, l’écologie des gigatonnes de CO2, c’est-à-dire des problèmes planétaires et diffus, fondamentalement statistiques, sur lesquels le particulier n’a guère de prise et dont il peine, d’ailleurs, à se faire une image, faute qu’ils aient une origine et même des conséquences isolables et précises. Cette écologie de l’insaisissable et du lointain, c’est aussi l’écologie des néologismes terrifiants par leur degré d’abstraction, celle qui se soucie de la préservation des « zones humides » ou de la multiplication des « espaces verts », une écologie qui a la froideur d’une taxidermie, et des objets de préoccupation aussi peu charnels que les mathématiques elles-mêmes.
Il existe bien, en revanche, une écologie de droite, pour laquelle le chiffre ne dira jamais le tout de la réalité, une écologie pour laquelle la préservation de la prodigalité de la Nature va de pair avec l’engagement d’en cultiver la beauté, bref, une écologie des paysages, une écologie de l’habitabilité du monde, une écologie du proche plutôt que des confins ; une écologie, aussi, qui n’exclut pas de son souhait de conservation la « biodiversité » des peuples, et dont l’horizon ultime n’est pas l’impossibilité de tout dépaysement ou la suppression de toute « étrangèreté ».
La question libérale
La troisième et dernière question que je souhaiterais évoquer est celle du libéralisme, en raison de l’immense quiproquo dont elle fait l’objet : je veux parler de la croyance selon laquelle le libéralisme serait de droite, alors qu’il est de gauche et fondamentalement de gauche. Ce qui est de droite, en effet, c’est le capitalisme, non le libéralisme ; encore faut-il, évidemment, savoir différencier l’un et l’autre…
Contrairement à ce que beaucoup semblent croire, le capitalisme et le libéralisme ne sont pas des amis, et encore moins des jumeaux. La distance qui sépare l’un de l’autre, en effet, est celle qui sépare l’enracinement du déracinement.
L’enracinement, je l’ai déjà sous-entendu, c’est l’hymne spartiate rappelé par Renan : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes ». C’est la clé de voûte de cette croyance fondamentale dont Nietzsche constatait l’extinction, « en vertu de laquelle un homme peut compter, promettre, anticiper l’avenir par ses projets », et s’engager dans des œuvres dont il ne verra pas lui-même la fin, parce qu’il sait qu’elles seront achevées après lui. L’enracinement, c’est le sédentaire opposé au nomade, le nom opposé au prénom, la transmission opposée au reset. L’enracinement, c’est une vision patrimoniale et chronophile des choses.
Or, qu’est-ce que le capitalisme ? Sur le plan étymologique, le mot dérive de l’ancien français chatel, que l’on retrouve dans notre plus moderne cheptel. Le capitalisme, littéralement, renvoie donc à la détention de têtes (caput, capitis), au sens de têtes de bétail. Sa nature, au moins originellement, le tire donc du côté agraire, c’est-à-dire du côté de l’enracinement, bien davantage que du côté industriel. Concernant l’ancien français chatel, ensuite, le CNRTL mentionne, au côté de l’acception déjà relevée (« biens mobiliers, particulièrement en bétail »), celle de « patrimoine ».
Si j’en viens à ma définition du capitalisme, maintenant, je dirais classiquement qu’il s’agit d’un processus d’accumulation de biens, certes, mais que le point le plus saillant est qu’il s’agit d’une accumulation de biens sur le temps long, et plus exactement, d’une accumulation de biens intervenant sur plusieurs générations ; c’est en ce sens que le capitalisme a une dimension patrimoniale, qui autrement disparaît. C’est en ce sens aussi que le capitalisme est liée au sang et à la terre, et a une dimension clanique ou dynastique.
A contrario, il est difficile d’imaginer plus anti-clanique que le libéralisme économique, dont le mot d’ordre est précisément : la concurrence libre et non faussée (avec accentuation sur « non faussée »). Le libéralisme, dans son essence, est une méritocratie extrémiste, qui ne déteste donc rien tant qu’une reproduction économique ou sociale décorrélant la réussite d’un individu des qualités qu’il détient personnellement. Son indicateur le plus sûr, à cet égard, ne réside pas dans le niveau de prélèvements obligatoires, mais dans une imposition très lourde des successions ; le principe fondamental, c’est qu’hier ne doit présager en rien de demain. Soulignons ici, d’ailleurs, que cette hostilité à la sédimentation des choses humaines n’est pas propre au libéralisme, mais irrigue au contraire l’ensemble des utopies de gauche. Le mythique mot d’ordre : « Du passé, faisons table rase », en particulier, n’est pas un cri de ralliement communiste, mais celui de toutes les forces associées au déracinement, et du libéralisme tout aussi bien.
Les rapports du libéralisme et du capitalisme devraient donc être antagoniques, le libéralisme cherchant continuellement à défaire les empires, le capitalisme à en édifier, l’exemple canonique étant le démantèlement de la Standard Oil, au début du XXème siècle, sous l’effet des lois anti-trust. Leur nature antithétique n’empêche pas, cela dit, l’existence, entre eux, de points d’adhérence, pour au moins deux raisons : la première, c’est que l’élargissement (spatial) et l’approfondissement (social) de l’espace ouvert à la compétition économique, permis par le libéralisme, offre au capitalisme de nouvelles possibilités d’accumulation ; la seconde, c’est que le libéralisme, au moins transitoirement, en mettant désormais en concurrence les États entre eux, affaiblit leurs velléités d’agir contre leurs géants nationaux.
Élargissement de la perspective
La difficulté à saisir le clivage gauche-droite en France tient avant tout à une tectonique des plaques qui décale continûment le barycentre de notre vie politique vers la gauche, ainsi que l’avait noté Thibaudet, et qu’il appelle sinistrisme. « Ce phénomène », écrit René Rémond, « est une constante : c’est à gauche, et même à l’extrême gauche que de nouvelles tendances politiques pointent le nez ; si elles ont un avenir, par un effet quasi mécanique qui fait penser à une sorte de tapis roulant, elles repoussent vers la droite les gauches plus anciennes, auxquelles elles disputent le terrain que celles-ci occupaient. Ainsi les libéraux débordés par les démocrates, plus radicaux, ceux-ci étant à leur tour exposés à la surenchère des socialistes, et ainsi de suite dans un glissement qui entraîne l’ensemble du système depuis quelque deux cents ans dans un mouvement indéfini. »
Ce qu’il importe ici de voir, c’est que ce glissement continu, non seulement n’est pas propre à la France, mais est plus largement la marche naturelle de toutes les civilisations. Cette marche, c’est celle d’un déracinement croissant qui s’achève avec la disparition des civilisations concernées ; celle par laquelle on transite d’une domination de la campagne à une domination des petites villes puis d’une poignée de villes mondiales ; celle, encore, par laquelle on passe, comme l’écrivait Spengler, « d’un peuple aux formes abondantes, [enraciné, ayant] grandi dans le terroir » à une constellation gazeuse de « nouveau[x] nomade[s], […] habitant la grande ville, homme[s] des réalités tout pur, sans tradition », sans passé, et par là « irréligieux, intelligent[s], stérile[s], haïssant profondément le paysannat (et la noblesse terrienne qui en est la suprême expression) » ; dans lesquels on reconnaît le portrait, non seulement d’Emmanuel Macron, mais de toute la gauche grande citadine.
Deux conclusions peuvent être tirées de cela : la première, que le clivage gauche-droite, sur le plan des principes, ne naît évidemment pas en 1789, d’un surgissement magique, et qu’on pourrait remonter les traces d’un sinistrisme bien au-delà (philosophie des Lumières, rationalisme cartésien, centralisation amorcée de longue date, par la monarchie elle-même) ; la seconde, que dans cette vaste tectonique, l’enracinement est voué à être broyé, même si les temps du césarisme sont peut-être devant nous.
Cette ultime perspective, toutefois, ne nous dispense pas, comme le consignait encore l’historien allemand, de « suivre vaillamment et jusqu’à son terme la voie qui nous a été tracée. [Car] il n’y en a pas d’autre. Être comme la sentinelle sacrifiée, sans espoir, sans salut, est un devoir. Persévérer comme ce soldat romain dont on retrouva les ossements devant une porte de Pompéi, et qui périt parce qu’on avait oublié de le relever lorsque le Vésuve entra en éruption. Voilà de la grandeur, voilà ce qu’on appelle être racé. Cette fin loyale est la seule que l’on ne puisse pas retirer à l’homme. »
[1] Rappelons-nous : le porteur d’eau de Paul Ricœur, se prenant pour Hegel ressuscité, investissait alors l’arène politique française en nous promettant, quant au clivage gauche-droite, un aufhebung comme nous n’en avions jamais vu. La Révolution promise se fait toujours attendre.
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