C’est une nouvelle fable de La Fontaine. Dans un pays imaginaire, sur une île, vivaient trois sortes d’animaux : des rapaces, des lemmings et des bernards-l‘hermite.
Des rapaces à l’affût
Les rapaces étaient les moins nombreux. Ils vivaient dans les airs et sur les branches des arbres. Certains d’entre eux étaient des aigles. Avec leur vision d’en haut et leur regard perçant, rapides, efficaces, puissants, affûtés, ils n’avaient pas de mal à se nourrir dans l’écosystème très ouvert de cette île, qui disposait d’une géographie où se cacher n’était pas possible. Comme tous les animaux des fables, ils avaient évidemment un métier : ils étaient grands bourgeois, intellectuels, hauts fonctionnaires et magistrats, grands financiers, politiciens véreux, patrons d’affaires, de presse et journalistes. Ils étaient riches. Ils habitaient les plus beaux endroits de l’île. Leurs enfants fréquentaient les meilleures écoles privées. Dans cette société, ils étaient, si l’on peut dire, les « gagnants de la mondialisation ». A cette aristocratie animale s’étaient joint d’autres rapaces, plus petits, des arrivistes de toutes sortes, qui rêvaient de ressembler un jour à ces aigles. Adeptes du libéralisme, ils aimaient par-dessus tout l’ouverture tous azimuts des marchés et des frontières, et la « liberté », celle où on arme les forts (par la compétitivité), où on désarme les faibles, où on enlève les arbitres, puis où l’on dit « voyons donc si du bain de sang sortira quelque chose de positif ». Ces rapaces se sentaient, si l’on peut dire, comme des poissons dans l’eau, depuis que l’un d’entre eux avait pris le pouvoir récemment sur cette île, après une élection présidentielle parfaitement trafiquée.
Beaucoup de dindons de la farce
Les lemmings étaient plus nombreux. Ils logeaient sur les terres, dans des terriers individuels qu’ils tentaient d’agrandir, tout comme leurs réserves de graines, tout au long de vies durement travailleuses. Ils formaient, pour la plupart, une bourgeoisie moyenne et petite. Constamment sous la menace des rapaces, ils vivaient terrorisés par les opportunités et les risques du système très ouvert de l’île, comme ils l’auraient été tout autant par une géographie fermée ou désertique, où leurs possibilités de « s’enrichir » auraient été moindres. Bien qu’ils en aient peur, lors des élections, ils suivaient en général naïvement les rapaces, espérant ainsi ne pas se trouver trop appauvris et déclassés. Comme les autres lemmings, ces petits rongeurs mythiques du grand nord, dont on raconte qu’ils se suicident en masse pour éviter la surpopulation, ils étaient prêts à tous les aveuglements, pourvu qu’ils évitent la vie et le comportement des bernards-l‘hermite. Dans cet écosystème très injuste, ils se rendaient évidemment parfaitement compte qu’ils étaient les « dindons de la farce », la réserve de nourriture des rapaces, les « idiots utiles » de l’île, mais ils avaient trop peur de la mort ou du déclassement pour quitter la file des autres lemmings, alors même, c’était évident, que se mettait en place, peu à peu, une organisation sociale de plus en plus élitiste, où très peu d’entre eux pourraient un jour ressembler aux rapaces, ou même « sortir du lot » en rachetant, avec leurs réserves de graines, suffisamment d’autres terriers.
La masse des déclassés
Les troisièmes, les bernards-l’hermite, étaient les plus nombreux. Ils vivaient en larges colonies, sur les rochers et les cailloux près des plages, là où il n’y avait pas grand-chose à manger. Incapables de se déplacer rapidement, ils tentaient tant bien que mal, avec leurs pinces, d’attraper avec difficulté ce qui passait à leur portée. Ils étaient, peut-on dire, les perdants et les déclassés de la mondialisation. Ils étaient paysans, ouvriers, petits commerçants et artisans pour la plupart. Ils auraient bien voulu migrer vers d’autres plages, là où la nourriture était plus abondante, mais les autres animaux ne le leur permettaient pas. Majoritaires, mais désabusés, fatalistes, ils avaient depuis longtemps abdiqué le combat démocratique. Depuis le départ d’un lointain dirigeant (un certain Général de Gaulle), ils avaient été de déception en déception, sans se rendre compte qu’ils étaient eux-mêmes, pour une large part, responsables de leurs malheurs, ayant presque systématiquement écouté les sirènes et adoubé les divers rapaces et carnassiers de toutes plumes et de tous poils, qui s’étaient présentés à leurs suffrages. Trompés, humiliés, déclassés, abandonnés, sans perspectives, ils ne croyaient plus à rien. Déclarant après chaque échec successif « Tous pourris », mais incapables de véritables analyses politiques, d’autocritique ou de sursaut, ils vivaient repliés dans leurs coquilles, sortant à peine quelques antennes au moment des grandes batailles électorales, pour se renfermer ensuite rapidement, et de plus en plus, dans le regret nostalgique du passé, la précarité, le ressentiment amer, le fatalisme et l’abstention.
Sans le savoir, ils étaient les plus utiles à la pérennité du système, servant de repoussoir parfait aux lemmings, qui n’avaient qu’une peur, leur ressembler. Ils n’avaient pas non plus conscience de leur pouvoir de masse, et n’avaient jamais réussi, ni vraiment voulu, depuis l’origine, à faire changer les rapports de forces. Leurs représentants, eux aussi, s’en étaient bien gardés, préférant pérorer sur les cailloux plutôt que de se risquer à de difficiles négociations politiques avec les autres animaux.
Et tout cela fait… d’excellents Français
Dans ce pays imaginaire, sur cette île, l’écosystème était très réussi, car rapaces, lemmings et bernards-l’hermite vivaient, sinon en paix, du moins en parfait équilibre. Tous avaient intégré, en effet, une culture du totalitarisme démocratique, apparemment irrationnelle, mais en réalité très élaborée : aux rapaces, le pouvoir et ses avantages, aux lemmings la peur et l’espoir de vivre mieux, aux bernards-l‘hermite, enfin, la précarité, l’humiliation et le regret lancinant du passé. Tous avaient parfaitement compris et assumé leur rôle, assurant au système politique de l’île, avec le temps, une grande stabilité, dont tous, finalement, s’étaient satisfait. Evidemment, toute ressemblance avec un pays réel et avec des élections législatives récentes ne serait que pure fantaisie.
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