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On ne sait toujours pas qui est Emmanuel Macron


On ne sait toujours pas qui est Emmanuel Macron
Emmanuel Macron à l'Hotel de Ville de Paris le 14 mai 2017 © AFP Charles Platiau
Emmanuel Macron à l’Hotel de Ville de Paris le 14 mai 2017 © AFP Charles Platiau

On ne sait pas encore si l’élection de Macron nous apportera une dictature au sens romain (tous les pouvoirs confiés dans l’urgence à un seul homme) ou bien une République parlementaire mettant le président à la marge. On ne sait même pas s’il faut la prochaine fois faire un vote parlementariste ou présidentialiste, puisqu’on souhaiterait un équilibre entre les deux pôles de nos institutions. Mais on peut essayer de comprendre la personnalité de notre élu, personnalité que le recours aux classiques coordonnées politiques ne permet guère de situer. Non seulement parce qu’il récuse leur pertinence actuelle mais parce que son comportement et le mouvement qu’il a suscité, qui le porte, sont d’un autre ordre.

On partira pour cela de ce que tout le monde sait et commente, mais en n’y accordant qu’une signification privée, le couple fusionnel que, depuis plus de vingt ans, le président forme avec une professeur de lettres et de théâtre dont il était l’élève quand il s’en est épris à 15 ou 16 ans. Que toute son adolescence ait été éclairée, occupée, mobilisée par cette relation est une chose extraordinaire, dont on voit, si l’on y prête attention, qu’elle continue à marquer l’homme politique. Au niveau le plus superficiel, l’influence de cette enseignante passionnée (elle devait l’être puisque c’est en enseignant qu’elle l‘a attiré) explique sans doute le caractère très classique du programme du candidat pour ce qui concerne la pédagogie. Mais une sorte d’incartade verbale pendant la campagne en a montré bien plus sur la profondeur de sa relation à son épouse.

Né d’aucune génération

Cet orateur au vocabulaire pauvre, répétitif, à qui jamais un hémistiche ne vient à la bouche, est brusquement sorti de son registre au cours de son grand discours à Bercy le 17 avril pour citer une lettre de Diderot à Sophie Vollant « qui était sa maîtresse ». Ému par sa situation d’orateur devant un public dans l’ombre, qu’il distingue à peine, Emmanuel Macron s’est identifié à Diderot, continuant d’écrire dans l’obscurité après que sa chandelle se fut éteinte, sans trop savoir ce qui s’inscrivait sur la page et disant à la correspondante dont il n’arrivait pas à se séparer que, de toute façon, ce qu’il essaie de tracer, c’est pour dire « je vous aime ». Une évocation littéraire lui a permis d’érotiser une situation de meeting et de faire une déclaration d’amour à une certaine personne au pied de l’estrade. Preuve, s’il en était besoin, qu’il existe une culture française puisqu’on n’imagine rien de tel dans aucun autre pays. Illustration aussi de cette relation souvent dite fusionnelle dans ce « couple présidentiel ».

Cette relation a fait plus que laisser des traces sur le président. Étant donné sa précocité et sa durée, elle a sans doute été le creuset de sa personnalité, l’enveloppant dès le début de son adolescence dans une bulle chaude et protectrice, le mettant dans une situation particulière qu’il évoque indirectement à propos de la « révolution générationnelle » qui se lève à son appel. Cet appel répété s’accompagne paradoxalement d’une difficulté à se situer lui-même dans la suite des générations. Dans le discours de Bercy, après avoir mentionné de loin la « génération de la reconstruction », il mêle des personnalités très dissemblables (Walesa, V. Havel, Bob Dylan, Mitterrand, Mendès, Rocard) dans une supposée génération de « l’émancipation ». Mais l’opposition structurante, il la met entre les responsables des dernières vingt années de déclin et de stagnation, et ceux qui y réagissent à l’appel d’un homme nouveau orienté vers l’espoir, l’optimisme, l’avenir. Celui-ci se choisit quelques cautions dans une génération antérieure à celle qu’il écarte ; mais sa rhétorique « néo-générationnelle » ne s’appuie sur aucune vraie analyse chronologique qui expliquerait l’enchaînement des périodes.

On peut se demander d’ailleurs ce que veut dire Macron quand il évoque une génération qui serait la sienne. Peut-être est-il en train de la coaguler, de la faire « lever », mais on aurait de la difficulté à dire qu’il en est « issu », qu’il participe du mouvement de celle-ci. Il ne manque pas de témoignages en effet d’anciens condisciples qui décrivent Emmanuel comme à part, pendant sa période de formation, à cause de la particularité du couple Brigitte/Emmanuel. Habituellement, les amours adolescentes deviennent aventure singulière au milieu d’un nuage de relations analogues. Au contraire, si on a pu trouver admirable l’aventure de la professeur et de l’étudiant, elle a constitué un excursus générationnel. Brigitte a évité à son mari la solitude en lui apportant une famille (celle qu’on a au Louvre fait monter sur le podium), mais, faute d‘une postérité commune, cela s’est passé hors généalogie. L’épouse n’a pas pu accompagner complètement la trajectoire de son mari. Elle a pu par contre, comme une mère, l’envoyer, le projeter vers son destin. Et, par compensation, cette trajectoire à venir, elle l‘a spontanément exaltée, lestée de vastes espérances, un peu comme dans le cas de certaines vocations religieuses où les mères ont souvent une grande part.

La voie de Jeanne d’Arc?

Entouré de grandes attentes, dans un heureux isolement, Emmanuel Macron a éprouvé longtemps une réticence, voire une impossibilité à s’engager, à s’identifier à une autre aventure que la sienne. Son parcours baroque suscite ironie ou sarcasmes : « Théâtreux chez les énarques, énarque chez les philosophes, philosophe chez les banquiers, banquier chez les socialistes… » Il y a pourtant une cohérence : celui qui se prête à tout ne se consacre à rien, sinon à lui-même, il se prépare… pour quelle ambition ?

Cet égotisme se reflète même dans l’expression de son sentiment national. Comme chez Mitterrand, ce sentiment se réfère à la géographie, de la Picardie aux Pyrénées, donc à une jouissance, et non à l’Histoire. Les paroles qui lui ont été reprochées sur l’absence de culture française ou sur la colonisation n’expriment pas une idéologie mais un certain détachement, une position, non pas hors sol mais anhistorique.

Même quand le nouveau président évoque les piliers de la mémoire nationale, il les considère dans le cadre de leur destin propre plus que dans l’histoire du pays. À Orléans en mai 2016, au moment de se lancer vers l’Élysée, il fait le panégyrique de Jeanne d’Arc, « le discours, disent ses proches, où il a mis le plus de lui-même ». Ce texte est un mélange d’appropriations par l’orateur de ce qui vient du modèle et de projections sur celui-ci des ambitions du portraitiste : « Elle sent déjà en elle dès l’enfance une liberté qui sommeille, un désir irrépressible de justice. Elle sait qu’elle n’est pas là pour vivre mais pour tenter l’impossible. Comme une flèche sa trajectoire fut nette, elle porte sur ses épaules la volonté de progrès et de justice de tout un peuple. » La « volonté de progrès » surprend et encore plus le fait d’endosser le costume d’une telle héroïne pour envelopper son autoportrait.

La figure la plus proche de Macron, c’est l’homme d’action inlassable et sans convictions que fut Napoléon

Au contraire de Jeanne, Emmanuel ne communique pas avec son public, proche ou lointain, dans l’inquiétude ou l’espérance, au contraire il s’en sépare pour faire acclamer dans sa personne une promesse de succès attirante. « Il n’y a pas, dit-il, d’hommes providentiels, il n’y a que l’énergie du peuple et le courage de ceux ou celles qui se jettent dans l’action. » Ce peuple n’est pas un agent collectif, déjà les soldats que Jeanne entraînait étaient « de toutes origines », a fortiori sous Macron le peuple de France est hétérogène, c’est une ressource qu’il saura, lui, valoriser, dont il libérera les énergies sans prétendre orienter celles-ci : « Il faut croire, dit-il, dans les entreprises individuelles. » On attendrait qu’à propos de Jeanne, soit évoqué le sentiment d’être obligée par le désarroi d’un peuple en « grande pitié » au moins autant que par la promptitude de l’action, mais pareille identification à une cause, à une souffrance collective semble difficile à un homme trop imbu de sa propre audace, dont le principal lien avec le public est de donner son succès à admirer.

Emmanuel Macron applique à de Gaulle le même schéma, puisqu’il n’en a pas d’autre : la qualité politique fondamentale est pour lui le talent de sentir une situation, de « catalyser » (mot qu’il affectionne) un potentiel latent. De Gaulle n’était pas dépourvu de cette capacité [1. Le coup d’œil stratégique, Macron n’en est certainement pas dépourvu. Cité dans un article du Monde (9 mai 2017) par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, Thierry Pech rapporte un propos de Macron quand il lance son mouvement: « Si Les Républicains prennent le pouvoir et se renouvellent, ils feront les réformes et seront là pour dix ans. C’est maintenant qu’il faut se lancer. » Il se montre ici moins candide qu’il n’apparaît, moins soucieux de voler au secours du pays que de barrer la route aux concurrents.], mais en 1940, il a répondu à des motivations, des réquisitions même, d‘un autre ordre. Au fond, dans son panthéon, celui qui est le plus proche de Macron, c’est l’homme d’action inlassable et sans convictions que fut Napoléon. Que « la guerre [soit] un art simple et tout d’exécution », pour lequel on choisit des généraux « qui ont de la chance », où « on s’engage et puis on voit », ces maximes correspondent à la performance de Macron telle que nous l’avons suivie avant la présidentielle et telle qu’elle se poursuit face à des adversaires divisés et immobilisés. Comme dans certains moments de l’aventure napoléonienne, on voit jusqu’à présent le succès attirer le succès, devenir même la raison du succès.

Les trois axes de la phénoménologie du macronisme

Qu’est-ce que cette phénoménologie[1. étude d’un fonctionnement tel qu’il se manifeste] du macronisme comme comportement et comme pratique, déterminés par un parcours de formation très singulier, permet de conjecturer quant à l’exercice du pouvoir et à la personnalité politique du gagnant ?

1° L’idée d’une « révolution générationnelle » mise en avant pendant la campagne est une couverture. Nous avons vu se dérouler une aventure essentiellement individuelle dont on ne sait pas encore, malgré certains enthousiasmes, si par l’effet de son propre mouvement elle s’inventera a posteriori un socle suffisant, si, faute de pouvoir s’inscrire dans une génération, Macron en invente une. Même si cela se produit on peut craindre que soit consacrée la fracture, en rien générationnelle, que Christophe Guilluy a soulignée, entre la France qui espère et réussit, et celle qui se morfond, souffre et craint. L’hypothèse favorable serait que la conscience presque cynique de cette coupure soit pour le pays une transition brutale, une relance dynamique, avant la reconstitution d’une vraie structure politique d’affrontement raisonné et de dialogue. Mais les conditions de dépassement d’une fracture que l’aventure Macron rend évidente sont loin d’être remplies, et la doctrine naïvement centrée sur l’individu qu’il nous présente (je vous libère ! je vous protège ! je vous aime !) n‘y suffira certainement pas.

2° Pourtant, ce dont on peut créditer Emmanuel Macron, c’est d’un vrai désir de réussir. En rompant avec la classe politique qui lui ouvrait les bras, il a refusé, à travers Hollande et Valls pour lui confondus, une culture de l’impuissance s’excusant d’être impuissante. Son parcours est tout autre. Il n’a pas connu les déceptions de l’action publique, il n’est donc pas un résigné. Il a l’avantage d’une « virginité politique », à cause de l’heureux isolement où l’a longtemps maintenu une conjugalité singulière. Mais il sait qu’il est à un seuil, la formule sur « la conscience d’une liberté qui sommeille » inadéquatement appliquée à Jeanne d’Arc le décrit, lui. Si sa démarche a été profondément égocentrique, elle n’est pas réductible à un narcissisme passif (celui qui se contente d’apparences et d’attitudes), elle s’accompagne d’un désir sincère de réussir qui l’obligera à quitter l’ordre de l’opinion pour affronter (dans la société comme à l’extérieur) un réel qui ne manquera pas de le changer ou même de le retourner.

3° Ce qui heurte voire scandalise dans certains propos d’Emmanuel Macron, c’est l’absence d’identification à un sujet politique historiquement constitué. Mais il est possible que cela ne soit que son point de départ. Paul Ricœur, qu’il est convenu d’invoquer à propos de Macron, a reproché à Freud une démarche déterministe qui enchaîne les personnes à leur commencement. Cet avertissement doit être entendu avec une force particulière à propos d’un homme venant de faire, à partir de son privé personnel, un saut dans le public. Il est possible en particulier que le sens de l’appartenance à un sujet collectif qui est au départ de la plupart des carrières politiques, il le découvre, lui, dans la pratique, quand la société, l’Europe, le monde imposeront leur consistance. Cet homme de pouvoir poussé par une vraie ambition ancrée dans un arrière fond conjugal, qui après avoir été un cocon est devenu un point d’appui, peut être conduit à donner à son action une dimension, une signification qu’il n’avait pas imaginées. Acceptons-en l’augure ! Puisque, dans l’effondrement, l’évanouissement presque, des structures antérieures, nous avons confié notre destin à un homme sans autre passé politique qu’une campagne étonnamment réussie.

 

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Juin 2017 - #47

Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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