Son discours devant le Vel d’hiv est sans doute celui où Macron a mis le plus de lui-même. Les évidentes faiblesses dans la manière de « prendre » le sujet sont d’autant plus inquiétantes. Mais on ne veut ici en considérer qu’une articulation : le moment où l’orateur s’interroge sur le « mutisme », avant Chirac, des présidents de la Ve République. Deux explications sont proposées : la « complexité » des circonstances, donc des comportements et le besoin de « faire primer l’apaisement et la réconciliation » dans une société affectée par des « déchirures vives ». Le progrès des connaissances et les exigences mieux ressenties du « devoir de mémoire » auraient rendu vaines ces réticences et le moment serait venu de prononcer « les mots de vérité qui guérissent vraiment ».
Pourquoi De Gaulle est-il resté étranger au culte de la Shoah ?
« Complexité » est un mot de Mitterrand se justifiant de son amitié avec Bousquet, dont beaucoup pensent qu’après avoir organisé le crime de juillet 42, il a plus tard protégé Mitterrand devenu résistant.
« Réconciliation » renvoie à Pompidou graciant Touvier pour en finir avec le souvenir d’« un temps où les Français ne s’aimaient pas ». Mais évoquer ces vérités partielles, périphériques, c’est évidemment une manière de contourner la question de fond : pourquoi De Gaulle est-il resté étranger au culte de la Shoah ? On touche à l’explication avec la réponse à Georges Boris, un proche de Léon Blum qui, arrivant à Londres en 1940, disait ne pouvoir y jouer qu’un rôle secondaire, à cause de son origine juive : « Il n’y a que deux catégories de Français, ceux qui se couchent et ceux qui ne se couchent pas ».
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Dans la France libre donc, l’antisémitisme n’a pas cours, même si elle peut comprendre des antisémites « à titre privé ». Ceci n’apparaîtra pas insignifiant si l’on se souvient que dans d’autres pays, il a existé une résistance ouvertement antisémite. Mais cela veut dire aussi que, pour De Gaulle, la question cruciale n’était pas la question juive. Sa conviction, que la suite a validée, était que le consentement à l’armistice se trouvait au début d’une pente vers le pire. De ce pire font partie les mesures antisémites de Vichy, dénoncées dès 1940 par la France Libre, et à la fin, la participation à la Shoah. Affleure dans ce parti pris une vision morale et anthropologique : ce sont les choix pratiques, existentiels qui disent la vérité sur les personnes, voire les déterminent, non leurs références idéologiques.
Emmanuel Macron, les idées mal placées
Tout le discours de Macron repose à l’inverse, sur l’opinion que la barbarie commence dans les têtes, qu’elle est d’abord affaire d’idées, donc que de lutter actuellement contre le racisme et l’antisémitisme, cela a une valeur prophylactique.
En plus d’aller contre la conviction majoritaire des témoins et acteurs du drame, la leçon politiquement correcte qu’on nous sert cadre mal avec des faits patents. Ceux-ci montrent plutôt que les affiliations idéologiques ne conservent pas toujours dans la vie des gens, dans les crises, dans l’histoire les mêmes significations, qu’il vaut mieux ne pas les privilégier pour comprendre les dynamiques, considérer plutôt les engagements dans l’actualité. Le capitaine Philippe de Hauteclocque par exemple était certainement antisémite en 1939. Pourtant François Jacob qui a fait partie de la « Colonne Leclerc » du Tchad à Tunis, n’a rien observé de tel chez son chef. Si dans l’action, des idées de droite ont pu ainsi s’évaporer, à l’inverse des idées de gauche ont pourri, infectées par d’autres choix. Emmanuel Macron note à raison un retour de l’antisémitisme dans les années 1930. De cela un pacifisme venu de la gauche a été le médium principal, quand des adversaires de toute guerre, comme l’ancien Secrétaire général de la SFIO Paul Faure, sont devenus des opposants à la guerre pour les Juifs.
La position gaullienne de laisser au second plan la question juive tenait certainement à sa vision du monde, à une idée bergsonienne de l’homme, c’était aussi une nécessité pratique : moins demander à ceux qu’il dirigeait pourquoi ou pour qui ils luttaient, que leur montrer la nécessité de le faire. Fondamentalement ce fut là, sur le moment, l’attitude de la Résistance : les Juifs sont victimes des occupants, c’est donc ceux-ci qu’il faut combattre. Aider directement leurs victimes privilégiées ne peut être qu’un palliatif, une bonne œuvre.
Ennemi commun
J’ai eu un ami, reconnu « juste des nations » auquel sa femme reprochait encore, des décennies plus tard, de ne pas être allé au maquis. La question que les résistants ont prise au sérieux, alors que beaucoup autour d’eux l’éludaient était simplement : se battre ou pas. Cela est resté leur critère de jugement, tant qu’ils ont vécu. C’est pourquoi, Simone Veil l’a rappelé, après la guerre, on écoutait plus volontiers en famille sa sœur qui avait pris des risques dans les Francs-Tireurs, que celle qui avait survécu à Auschwitz.
Plus tard, au procès Papon, Pierre Messmer a choqué en disant qu’il était plus ému par le souvenir de ceux qui étaient morts en luttant pour notre liberté que par celui des victimes de la barbarie. Il parlait en acteur qu’il était encore devant des hommes de commémoration.
C’est parce que nous commémorons de loin l’événement que nous saisissons mal ce qu’était l’enjeu : la question d’être ou ne pas être posée à la France et même à chacun. Nous croyons donner plus de profondeur au choix de naguère en lui associant un corpus idéologique et des motifs moraux ou sentimentaux. Mais ce sont des rajouts pour le spectacle. Aucune liste de bonnes raisons ne me dira jamais pourquoi je dois, moi, m’engager… y aller. On s’inquiète donc quand nos politiciens, sincèrement sans doute, s’époumonent à nous exhorter après coup. Ils croient servir un progrès dans la lucidité en jouant les épurateurs de conscience, mais ils sortent ainsi de leur rôle, qui serait d’assumer et de revendiquer le sens présent de leur action. En sont-ils capables ? Leurs performances commémoratives, leur usage prétendument pédagogique des commémorations, de quel manque chez eux est-ce un alibi ?
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