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Emmanuel Le Roy Ladurie, mémorialiste des paysans de France

1929-2023


Emmanuel Le Roy Ladurie, mémorialiste des paysans de France
L'historien Emmanuel Le Roy Ladurie photographié en 1997 © ANDERSEN ULF/SIPA

Emmanuel Le Roy Ladurie fut rendu mondialement célèbre avec un ouvrage… consacré à un village : « Montaillou, village occitan ». À la manière d’un Simenon, selon notre chroniqueur, il enquêta à partir d’indices jusqu’alors ignorés de ce qu’on appelait « la Grande Histoire » ; il se pencha sur les « travaux et les jours » et devint même un pionnier de l’histoire du climat ! Cet historien vient de disparaître et nous laisse une œuvre exigeante et humble tout à la fois.


Bénis le labeur des historiens de France…

Notre passé est comme une nature vierge. Dense, mystérieux, plein de broussailles, d’ombres, parsemé de quelques clairières d’où l’on peut apercevoir la lumière d’une réalité qui perce l’obscurité ; plein d’épines aussi, notamment quand il touche aux questions politiques et mémorielles… l’historien est son exploitant. Il cherche à en tirer sa matière première, le fait historique. Il y entre avec ses outils, son art du métier et sa propre éthique. Si l’agriculteur productiviste n’est pas tout à fait le vieux paysan, les historiens diffèrent aussi dans leur technique.

Tel praticien artificialise sa surface, déconstruit des représentations, revient orgueilleusement sur des préjugés, fait table rase de la mémoire accumulée comme on défricherait une forêt touffue. Il emploie alors sa machinerie conceptuelle et reconstruit l’histoire avec le regard et l’indignation des contemporains, comme on artificialise le sol avec les moyens modernes pour répondre à la demande alimentaire du consommateur. Un autre historien construit en collaborant avec la terre : c’est pourquoi il laisse parler les acteurs passés, ne néglige pas l’épais savoir transmis et respecte le rythme du temps sans recréer une histoire ou une nature, certes plaisante, mais entièrement neuve. Rupture avec la nature, ou le passé, qu’il faut artificialiser pour les uns ; collaboration avec la terre, ou la mémoire commune, pour les autres. Le patrimoine et la déconstruction. Cultiver l’histoire ou en créer une toute neuve.

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L’historien défricheur

Historien de l’agriculture et mémorialiste des paysans de France, Emmanuel Le Roy Ladurie a su tirer le meilleur parti des deux attitudes. Il faut croire que pour ce grand défricheur de mystères, la terre et l’histoire se sont penchées sur son berceau. Issu d’une riche famille de paysans normands, son père, Jacques fut d’abord ministre de l’Agriculture sous le premier régime de Vichy avant de rejoindre rapidement la résistance. Le jeune Emmanuel aura un parcours brillant ; khâgne à Henri IV, ENS rue d’Ulm, et signera sous la direction d’Ernest Labrousse (le patronyme sent aussi la terre) une thèse d’État (ce vieux format de recherche qui n’existe plus aujourd’hui et que l’on mettait 10 ans à écrire) sur le Languedoc. L’école des Annales régnait sur l’Université et Labrousse, comme Braudel et Febvre, en étaient d’éminents représentants. Ces derniers invitaient l’histoire à changer son échelle d’appréciation du temps, à délaisser sa « couche brillante et superficielle », autrement dit les évènements claquants, les grandes batailles, les grands drames… pour apprécier les mutations techniques, économiques et sociales, sans doute plus discrètes mais plus profondes. Et ainsi donner la parole aux masses qui, au jour le jour, œuvrent aux conditions matérielles plutôt qu’aux seuls grands hommes ou aux seules élites. Ladurie s’intéresse comme Braudel à la longue durée quand il écrit une histoire du climat ; domaine brûlant d’actualité et dont il est en histoire le pionnier. Dans son ouvrage, il explique les événements révolutionnaires par des évènements météorologiques, des mauvaises récoltes… plutôt que par la fatigue des rois ou le drame d’un conflit. Ses travaux sur la paysannerie française établissent des cycles économiques et sociaux de longue durée. Panorama inestimable : il survole plusieurs siècles et régions et nous montre une campagne française pleine d’histoires et de mouvements. Elle s’alphabétise à l’époque moderne, se christianise mais affronte les curés, creuse son sillon, modifie son cadastre et ses outils. Nous voici loin de l’image d’une campagne inerte et insensible au vent de l’histoire.

L’enquêteur tous terrains

Il admettait qu’il existait chez les historiens des parachutistes, comme Michelet, cherchant à établir des grands panoramas – et son histoire de la paysannerie en est un – et des truffiers qui s’intéressent aux petites pépites et aux éléments insolites et secrets. Il a su délaisser volontiers le macrocosme social pour le microcosme villageois en écrivant le plus célèbre ouvrage d’histoire de ce genre avec Montaillou un village occitan, après qu’il a découvert sur un marché les registres inquisitoriaux de l’évêque de Pamiers, Jacques Fourier, futur pape Benoît XII. Ce Maigret de l’Inquisition sondait les reins et les cœurs des fidèles avec zèle, pour traquer en Languedoc début XIVème des restes d’hérésie cathare. Mais il regardait aussi les granges, les bottes de foin, les caves et les estives. Son témoignage prolifique dépasse les seules questions inquisitoriales et disciplinaires et abonde en détails sur les conditions matérielles d’existence, les humeurs, les joies et les peines des paysans.

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Le Roy Ladurie sera le Simenon de ce Maigret et décrira la mystérieuse condition des paysans médiévaux avec la même précision employée par l’auteur de romans policiers pour décrire la société provinciale des années 1950.

L’homme multidimensionnel

Dans une œuvre variée, atypique et inclassable, ce grand historien est aussi revenu, en fin de carrière, à la « couche brillante et superficielle de l’histoire », que dénonçaient ses maîtres des Annales, avec une lumineuse et synthétique Brève histoire de l’Ancien Régime. L’ampleur du travail lui permettait, en intellectuel reconnu, d’avancer quelques idées dépassant son champ de recherche académique, notamment dans plusieurs essais historiographiques importants comme Le territoire de l’historien. Son parcours politique n’est pas en reste. Le marxisme a fait le lit de son approche socio-économique ; il en a connu l’âge d’or rue d’Ulm et adhéré au PCF avec beaucoup de camarades comme François Furet. Il a partagé avec ce dernier ses engagements de jeunesse mais aussi son évolution : plus conservateur en fin de vie, loyal à la tradition familiale, il fait partie des rares intellectuels à avoir appelé à voter Sarkozy en 2012. En religion, s’il s’était un temps éloigné de la foi, ce fut pour mieux y revenir, jugeant cependant l’évolution de l’Église « autodestructrice », en particulier l’allégement de la liturgie et le dédain pour la religiosité populaire. Il est frappant de voir que cet homme brillant intellectuellement se refusait aux grandes considérations théologiques et comparait sa pratique à la « foi du charbonnier ». Pratique que n’aura pas démentie la réconciliation qu’il opéra entre le praticien et son objet d’étude, celle-là même qui présente finalement l’histoire comme un honnête labeur.

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