Accueil Culture Maurice Barrès: itinéraire intellectuel d’un anti-intellectuel

Maurice Barrès: itinéraire intellectuel d’un anti-intellectuel

Emmanuel Godo publie « Maurice Barrès. Le grand inconnu. 1862-1923 » (Tallandier, 2023)


Maurice Barrès: itinéraire intellectuel d’un anti-intellectuel
Le jeune Maurice Barrès. D.R.

Figure de proue du nationalisme français, l’auteur des Déracinés était une autorité intellectuelle et sociale considérable, ce qui est un peu oublié aujourd’hui


La biographie de Maurice Barrès (1862-1923) que propose Emmanuel Godo fait partie de ces ouvrages imposants qui réclament de se couper du monde et de prendre quelques jours de congés pour en apprécier la subtilité. Au bout de 600 pages, le biographe et poète restitue l’importance de l’écrivain lorrain dans l’histoire littéraire française.

Prince (déchu) de la jeunesse

Pour se faire une idée de cette importance, il faut relire ce qu’en disait Aragon, en 1965 : « Et, au-delà des enthousiasmes de ma jeunesse (…), dans la mesure exacte où il faut prendre parti pour ou contre, quand on vient à avoir à choisir entre le roman politique ou la haine du roman politique, entre la reconnaissance de la vérité nationale et sa négation pure et simple, entre, non pas le matérialisme mécaniste et le matérialisme dialectique, mais le matérialisme quel qu’il soit et la condamnation théologique du matérialisme, et caetera, eh bien, oui, décidément, en ce sens, je me considère comme barrésien ». Et aussi Léopold Sédar Senghor : « J’avais beaucoup subi l’influence de Barrès. C’est curieux, Barrès m’a fait connaître et aimer la France, mais en même temps, il a renforcé en moi le sentiment de la négritude, en mettant l’accent sur la race, du moins la nation ». L’œuvre du Lorrain trônait en bonne place dans la bibliothèque de la Boisserie, à Colombey-les-deux-Eglises. Et pourtant, alors que les cent ans de sa mort se profile (il est décédé le 4 décembre 1923), l’écrivain a désormais mauvaise presse. Point d’adaptations du Roman de l’énergie nationale par le cinéma français ou la télévision soviétique, contrairement à la Comédie humaine.

L’écrivain Aurélien Bellanger, un peu vache, indiquait, sur la chaîne Youtube du Figaro1, en février 2023 : « Tous les écrivains, en 1900, ont été renversés par Barrès, qui ont trouvé Barrès immense, et quand on lit Barrès aujourd’hui, je ne dis pas que ça nous tombe des mains mais on a du mal à comprendre comment autant de gens aussi intelligents ont été bouleversés par Barrès ».

Roueries de jeune lion

Emmanuel Godo revient sur la construction de l’écrivain, en commençant par sa jeunesse lorraine, marquée par la défaite de 1870. Les années au collège, près de Nancy, sont austères et solitaires. Très jeune, le Lorrain exerce une fascination sur sa génération. À vingt-six ans, il publie Sous l’œil des Barbares et se fait élire député. Il est déjà le prince de la jeunesse. « M. Maurice Barrès a plus d’une fois fait froncer le sourcil aux personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte de fascination. Il ne faut pas s’en étonner. Cet esprit si troublé, si malade, si perverti et gâté, comme nous l’avons dit, par ce que les théologiens appellent la malice, n’est certes ni sans grâce ni sans richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte d’admiration tendre et mouillée », écrit Anatole France. Le plaisir aristocratique de déplaire n’est pas très loin.

En 1904, Barrès revient sur ses jeunes années : « Ceux qui ne connurent jamais l’ivresse de déplaire ne peuvent imaginer les divines satisfactions de ma vingt-cinquième année : j’ai scandalisé. Des gens se mettaient à cause de mes livres en fureur. Leur sottise me crevait de bonheur ».

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Emmanuel Godo nuance quand même l’image d’un Barrès pitre de la jeunesse : « les anecdotiers et les biographes sans vision littéraire seront intarissables sur les frasques, les causticités de dandy, les roueries de jeune lion, mais ne verront pas que derrière cette théâtralité s’accomplit un travail sur soi qui est tout sauf cynique ».

Égaré en politique ?

Barrès entre aussi jeune dans l’arène politique qu’il est entré dans l’arène littéraire. À Nancy, il se fait élire député à gauche, ce qui n’est guère contradictoire à cette époque avec de premiers accents antisémites, répandus chez certains anciens communards. Siégeant à l’extrême gauche au Palais Bourbon, ça ne l’empêche pas, selon ses mots, d’être très à son aise « avec les vieux messieurs royalistes intransigeants qui croient à l’ordre fondé sur la tradition ». On peut se demander s’il ne s’est pas fourvoyé en politique, associant son nom pour toujours à l’effervescence boulangiste (mouvement venu pour une bonne part des rangs de la gauche de l’époque) puis, plus gênant encore, à la fièvre de l’antidreyfusisme. Il y a en effet un décalage entre le raffinement de l’œuvre littéraire et les mots d’ordre du parti boulangiste, « Dissolution, révision, constituante », qui rappellent un peu les revendications des gilets jaunes concernant le référendum d’initiative citoyenne.

En politique, Barrès s’inquiète alors de choses concrètes et fait partie des députés qui déposent un projet de loi (refusé) visant à instaurer une caisse de retraite pour les travailleurs. Emmanuel Godo ne veut pas voir en Maurice Barrès un écrivain égaré en politique ; pour lui, cet engagement a favorisé la création littéraire: à Boulanger, « Barrès sait ce qu’il doit : non seulement un premier engagement politique, mais plus profondément ce qu’il nomme la socialisation de son âme, c’est-à-dire la prise de conscience que l’écriture et l’action, la réflexion et l’engagement, le souci de soi et le sens de la collectivité peuvent s’articuler, se nourrir mutuellement ». Le garnement n’est jamais très loin malgré tout : « On est en droit de considérer que Barrès procède à l’une des lectures les plus justes de son engagement boulangiste lorsqu’il écrit tout simplement, en 1923, dans les notes préparatoires de ses Mémoires :  »Comme je me suis amusé ! Il y avait bien de la fantaisie, de l’allégresse de jeunesse, l’idée d’embêter le pion, le philosophe, les grandes personnes » ».

De Jules Soury à Abraham Bloch

Et puis, il y a évidemment la question de l’antisémitisme. En pleine affaire Dreyfus, Barrès lâche : « Je n’ai pas besoin qu’on me dise pourquoi Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suffit de savoir qu’il est capable de trahir et il me suffit de savoir qu’il a trahi. L’intervalle est rempli. Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race ». Zeev Sternhell a voulu voir l’influence des cours de Jules Soury, que Barrès suit à l’Ecole pratique des hautes études, dans la constitution de la pensée nationaliste de l’écrivain lorrain, laquelle serait à l’origine des fascismes nés ici et là en Europe quelques décennies plus tard. Sorte de génie fou de la fin du XIXème siècle, mélangeant « méthode et extravagance », Soury, « une de ces créatures bizarres comme la science et l’intelligence en produisent souvent », n’est pas épargné par un fort antisémitisme. Pourtant, la bizarrerie de Soury n’échappe pas à Barrès. Emmanuel Godo relativise l’influence du savant sur l’écrivain.

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Dans l’antisémitisme, Barrès vit surtout une grande passion en mesure de « transcende[r] les classes sociales ». Pendant la crise dreyfusienne, ses liens avec Léon Blum se distendent. C’est l’époque aussi où Barrès passe du rang de prince de la jeunesse à celle de figure tutélaire un peu pesante contre laquelle les nouveaux jeunes gens se construisent. Et pourtant, toujours pendant l’Affaire, Barrès voit aussi dans le camp d’en face (les dreyfusards) des forces qui mériteront d’être combinées aux siens lors d’un combat plus grand. En 1902, il écrit : « Eh ! je le sais qu’il faudrait incorporer dreyfusisme et antidreyfusisme dans un type supérieur ; qu’il faudrait sauver ce qu’il y a de chevaleresque français chez le dreyfusien de bonne foi ; qu’il faudrait systématiser cette double tendance, et puis coordonner, s’il est possible, ces éléments d’abord contradictoires dans un idéal commun ».

Le combat plus grand, il arriva : ce fut la Grande Guerre.

C’est dans Les diverses familles spirituelles de la France que l’on retrouve l’hommage à Abraham Bloch, l’aumônier israélite tué par un obus après avoir tendu un crucifix à un soldat mourant, et à la volonté d’appartenance des Juifs à la France manifestée durant toute la guerre.

A lire: « Maurice Barrès. Le grand inconnu. 1862-1923 » (Tallandier, 2023)

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  1. https://www.youtube.com/watch?v=5BtIQ2ytKOk ↩︎



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