Daddy (La Table Ronde/Quai Voltaire), le dernier recueil de la jeune surdouée des lettres américaines, est une réussite.
J’ai passé la nuit avec Emma Cline et c’était bien, et même mieux que ça. Vous connaissez les insomnies, celle qui vers deux heures, vous disent que c’est terminé. J’en ai profité pour sortir en boite. Ma boite, c’est ma bibliothèque. Je suis allé vers la pile des SP. La nuit, on ose des trucs, en boite. On tente notre chance. J’ai ouvert Daddy d’Emma Cline. Un recueil de nouvelles qui vient de paraître à La Table Ronde. Emma Cline est de 1989. J’ai pourtant rarement vu une écrivaine de cette génération capable de se mettre dans la peau de mâles blancs de plus de cinquante ans, voire proche de la soixantaine.
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Je dis ça parce que j’en suis un et les personnages d’Emma Cline ont beau être américains (Côte Ouest, Côte Est, mais pas entre les deux, bref pas franchement trumpistes), elle me parlait de moi, Emma C. De mes peurs souvent, de mes joies parfois, de la volonté désespérée derrière la normalité des jours, de trouver un sens à tout ça avant de faire le grand saut. On a un journaliste à bout de souffle qui fait le nègre pour un millionnaire se prenant pour un génie de la philosophie après avoir été au cœur d’un scandale financier, ou un père de famille qui tente de réunir la famille à Noël avec trois enfants adultes et malheureux, ou encore un autre père divorcé depuis toujours qui ne voit presque jamais son fils mais est appelé d’urgence dans l’école privée où on l’a mis en internat, à des centaines de kilomètres, ou encore un scénariste usé qui dîne dans un restaurant qui devait être à la mode en 1990.
Tempo mélancolique
Pour un rien, je l’accuserais d’appropriation culturelle, Emma Cline: pour qui se prend-elle pour parler de ma réalité de survivant fantomatique dans les ruines fumantes du patriarcat, suivi par les lunettes millimétrées des snipeuses du néo-féminisme ? Ce serait injuste, parce qu’Emma Cline ne juge jamais. Elle montre, usant toujours de ce même tempo mélancolique qui est celui du temps qui passe.
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De toute manière, elle sait aussi parler des jeunes femmes, voire des adolescentes. Celle qui veut devenir comédienne, travaille dans un magasin de fringues de L.A et vend ses petites culottes (portées) ou celles, à 13 ans à peine, qui jouent le jeu de la séduction dans une communauté hippie où tout le monde fait un peu n’importe quoi. Sans compter, particulièrement ambiguë, celle qui fait la nounou chez un couple dont le mari est un grand acteur.
L’essentiel entre les lignes
Il n’y a pas de chutes dans les nouvelles d’Emma Cline, ou à peine. On a davantage l’impression d’autant de prélèvements sur le grand courant des jours qui passent, avec le désir que ces fragments de quelques dizaines de pages soient infiniment plus révélateurs de toute une existence, de toute une époque que ne le serait un moment de crise extrême. À vrai dire, elle fait comme chez Carver à qui on pense parfois mais aussi comme chez Katherine Mansfield: il ne se passe apparemment rien dans les nouvelles d’Emma Cline, sinon l’essentiel, mais entre les lignes.
On a quitté la boite à l’aube. Je l’ai remerciée comme on remercie quelqu’un qui vous a aidé à passer avec bonheur ces heures pourtant incertaines des nuits blanches. On a promis de se revoir, avec Emma C.
À son prochain livre.
Daddy d’Emma Cline (traduction de Jean Esch), Table Ronde/ Quai Voltaire
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