Pendant que vous bronziez à l’ombre d’un pastis, notre chroniqueur s’avalait un certain nombre des 490 romans programmés entre la mi-août et le début octobre. Une indigestion de papier, dont il n’a sauvé que quelques gemmes — même si certaines sont encore en gangue : par exemple L’Inconduite, d’Emma Becker.
Il y a des auteurs que l’on suit, espérant, d’essais prometteurs en continuations douteuses, qu’ils finiront par sortir le très bon livre dont on sent qu’ils sont gros, mais qui a du mal à voir le jour. Cela peut prendre quelques années : leur production, entre-temps, n’est pas méprisable, mais elle est frustrante. On devine, au cœur même de romans inaboutis, que de la plume (ou de la souris) de l’auteur pourrait couler un grand récit. Mais chaque fois la plume s’arrête au bord du précipice, et elle a bien tort. Un grand livre témoigne de la capacité à se jeter dans le vide — tout en maîtrisant le vol.
Disons-le tout de suite : L’Inconduite, qui sort aujourd’hui, se lit sans difficulté, mais ce n’est pas encore un grand livre. « Je faisais ce que je fais le mieux, je parlais de cul », dit la narratrice — qui se confond avec Emma Becker, mais qui n’est peut-être qu’une part d’elle : après tout il est écrit « roman » sur la page de garde, et toute autofiction génère du mensonge, c’est dans sa nature.
Or, il n’est pas si simple de parler de cul. Essayez donc, vous verrez. Pour m’y être jadis risqué, sous les pseudonymes de Florence Dugas ou Hugo Trauer, je sais ce qu’il en coûte. Le récit à fleur de gestes est répétitif, mécanique — dirait Louis Calaferte, qu’Emma Becker vénère, non sans raison. Quant à emballer la scène sous des métaphores, des sentiments gluants ou des embellissements superflus, n’y pensez pas. Imaginez une phrase du genre « le sceptre de la génération s’engouffra dans l’antre du plaisir », et pouffez.
Tenez, si vous n’avez pas d’expérience, je vous suggère de jeter un œil sur les précédents romans de cette jeune femme, qui a commencé tôt, promet beaucoup mais tarde à délivrer un récit qui aille jusqu’à l’os.
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Mr. (nous ne connaîtrons l’identité du principal protagoniste masculin que sous cette appellation de « Monsieur ») est une histoire de gamine qui couche avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle — une combinaison qu’Emma Becker reprendra dans Alice en 2015. On n’en manque pas, surtout depuis que Pieyre de Mandiargues a conseillé à l’une de ses héroïnes : « Tu pourrais écrire tout cela, devenir une romancière, tu aurais du succès peut-être et tu gagnerais de l’argent. Le public aime les petites putes qui racontent leur histoire. » (in Tout disparaîtra, 1987). Je me suis fait l’écho, en cette même année 2011 où paraissait Mr., d’un roman, Latex et cie, que j’avais quelque peu patronné, écrit par une post-adolescente qui finalement, après un vrai succès d’estime, n’a rien fait de ses dons. Fatalitas !
Mr. fournit la liste des (très bonnes) lectures d’Emma Becker — Calaferte, Bataille, Sade, Nabokov. Mais elle en est encore au stade où la perfection des autres décourage d’emblée : « À ma première lecture de Lolita, je réalisais que chaque phrase, ciselée avec une minutie d’orfèvre, miraculeuse, ne devait rien au travail ou à la correction. Elle tenait du génie ; pour en créer une aussi belle, il m’aurait fallu des heures et des heures d’exaspération, de renoncement puis d’espoir, cloîtrée dans une chambre vide. »
Bon programme. Au boulot, Becker !
(Il est un autre passage dans Mr. sur le « Oui, oui, oui ! » que crient certaines femmes à deux doigts de l’orgasme, qui m’a fourni la substance d’une réflexion sur le sujet — j’y renvoie le lecteur).
La Maison, qui fut un beau succès, n’est jamais qu’une dissection clinique — quasi sociologique — des mœurs du bordel : dans la série « La Vie quotidienne », ce grand succès d’Hachette au siècle dernier, elle nous offre la vie quotidienne dans un bordel de Berlin au XXIe siècle. Ouais. Bof. Dans l’un et l’autre de ces deux romans, il y a de jolies choses sur la psychologie des hommes — mais beaucoup de bavardage. « Pourquoi douterais-je une seconde de l’intérêt qu’ont mes histoires de fesses ? » écrit-elle à la fin de L’Inconduite : le fait même de se poser la question prouve assez qu’elle y a répondu — mais qu’il lui faut encore du temps pour accepter la réponse.
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Au passage, chaque chapitre du roman commence par une référence musicale. Emma Becker a des goûts éclectiques — et plutôt bons, dans l’ensemble. Des goûts qui souvent ne sont pas de son âge — elle est née en 1988, elle aurait pu sombrer dans la soupe qui dégueule des ondes depuis la fin des années 1990.
Quand elle aura appris à ne pas être fascinée par sa faconde, à ne pas considérer que toute phrase sortie de son stylo est une perle irremplaçable, elle écrira le très bon livre dont elle est capable — sur la Faute première qui l’a jetée dans tant de lits sans parvenir vraiment à y jouir. Et sur le vrai châtiment qui la tirera de la spirale répétitive des amours décomposées. « Je ne vis apparemment que pour me faire des souvenirs, incapable de me sentir vivre au moment où je vis, car déjà occupée à coller précautionneusement les images dans ce catalogue que je relirai jusqu’à l’écœurement, dans l’espoir d’un prochain évènement à momifier au moment même où il intervient » : et si toutes ces images collées dans l’album étaient autant de leurres, de voiles et de faux-semblants, pour éviter d’en arriver à l’essentiel, cette faute sans doute imaginaire qui alimente les comportements de cette « chatte schizoïde », comme elle écrivait dans Alice ?
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