Un somptueux livre d’art mêlant poésie et peinture met face à face les textes de la grande poétesse américaine du XIXe siècle et les tableaux des maîtres américains de la première moitié du XXe. Comme l’écrivait Baudelaire dans « Correspondances », « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
En cette fin d’année, période des beaux livres, les prestigieuses éditions Diane de Selliers nous en proposent un qui mérite de retenir toute notre attention. Ce fort volume de plusieurs kilos s’adresse à la fois aux admirateurs de la grande poétesse américaine Emily Dickinson (1830-1886) et aux amateurs de ce qu’on appelle la peinture moderniste made in USA de la première moitié du XXe siècle. Étonnant mélange a priori, mais qui n’est pas seulement le fruit du hasard, tant les poèmes d’Emily Dickinson se marient admirablement à cet art pictural inspiré par une même spiritualité. Diane de Selliers réaffirme ce lien dans son avant-propos : « Comme elle [Emily Dickinson], ces peintres cherchent à inventer de nouvelles façons de représenter le monde, la spiritualité, l’homme face à lui-même, face à la vie et à la mort, se concentrant sur l’essence même de leur sujet ».
Une contemplation mystique de la nature
Rappelons qu’Emily Dickinson, née dans l’État du Massachussetts, est issue d’un milieu aisé. Elle reçut une excellente éducation, et commença très tôt à lire des livres importants, qui la marquèrent profondément, notamment ceux des sœurs Brontë, ou encore ceux du poète américain Ralph W. Emerson, également philosophe, et fondateur du mouvement transcendantaliste, selon lequel la nature était régie par un principe panthéiste. Comme l’indique dans sa notice Anna Hiddleston, conservatrice au Centre Pompidou, à propos d’Emily Dickinson : « Dans la nature, elle découvre un symbole de la foi et un ravissement mystique qu’elle interprète comme la preuve d’une réalité supérieure et totale ». L’œuvre poétique d’Emily Dickinson est toute tournée vers cette contemplation, qu’on retrouve aussi fréquemment dans le romantisme européen.
Une frange importante de la peinture américaine, dans la première moitié du XXe siècle, a donc exprimé quelque chose de semblable, de manière très spécifique, presque nationaliste. Prenant comme référence le peintre d’origine russe Vassily Kandinsky, et son concept du « spirituel dans l’art », ces peintres en arrivèrent à constituer une école particulière, ou du moins un cercle, autour du galeriste new-yorkais, Alfred Stieglitz qui les exposa à de multiples reprises, tandis que le MoMA, de son côté, les rejetait. Ces peintres tendent certes vers l’abstraction, mais une abstraction pleine de sensations et de sensibilité, afin de porter l’émotion esthétique à son point le plus intense. Les toiles sursaturées de couleurs d’Arthur Dove ou de Georgia O’Keeffe, par exemple, « semblent ainsi être les émanations directes de scènes qu’évoque Dickinson », comme le souligne Anna Hiddlestone.
Une nouvelle approche des poèmes et des tableaux
Cet ouvrage de Diane de Selliers permet littéralement une expérience poético-picturale assez extraordinaire. Les textes d’Emily Dickinson, mis en rapportavec toutes ces peintures, d’une manière d’ailleurs très intuitive, en enrichissent et en développent magistralement la portée. En retour, les tableaux, qui sont plus que de simples illustrations, créent une nouvelle approche des poèmes. Si l’on prend ainsi l’œuvre très connue d’Edward Hopper, People in the Sun, datant de 1960, on peut lire avec profit, en vis-à-vis, ces quelques vers de Dickinson, comme s’ils avaient été écrits spécialement pour cette œuvre : « A-t-on jamais vu pareille oisiveté ? / Sur un Talus de Pierre / À lézarder pendant des Siècles – / Sans même lever les yeux une seule fois – pour trouver le Midi ? » Une nouvelle appréhension du poème et du tableau naît de cette réciprocité, une possibilité inédite, une création.
Une préface passionnée de Lou Doillon
Il me reste à dire que Diane de Selliers a eu l’excellente idée de demander à l’actrice et chanteuse Lou Doillon une préface. Lou Doillon, fille de Jane Birkin, est anglophone et lit Emily Dickinson depuis l’âge de vingt-cinq ans. Il y a quelques années, elle donnait un spectacle de poésie, auquel j’ai du reste eu la chance d’assister, et au cours duquel elle récitait les poèmes qu’elle aimait, comme ceux d’Apollinaire (le seul dont je me souvienne). Cette fréquentation avec les grands poètes donne une pleine légitimité à Lou Doillon pour nous parler aujourd’hui d’Emily Dickinson, qu’elle a en outre interprétée en chansons. Elle sait ainsi fort bien communiquer sa passion : « Ce qui me trouble, écrit-elle, dans l’œuvre entière d’Emily Dickinson, c’est la rigueur de sa fantaisie, la liberté de ses phrases, qui parviennent à échapper au cloisonnement de la poésie qui l’a inspirée ».
Ce beau livre sur Emily Dickinson et la peinture moderniste américaine, béni par la très avertie Lou Doillon, constitue une tentative unique et rare d’établir des correspondances entre les arts. Un projet baudelairien s’il en fut, et qui tient ses promesses.
Poésies d’Emily Dickinson illustrées par la peinture moderniste américaine. Traduction de l’anglais de Françoise Delphy. Préface de Lou Doillon. Direction scientifique de l’iconographie et introduction d’Anna Hiddleston. Éd. Diane de Selliers, 230 €.
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