La supériorité des régimes dictatoriaux sur les démocraties, c’est qu’ils prennent la littérature au sérieux. Non seulement chaque citoyen est fliqué mais chaque lettre d’un écrivain est répertoriée et conservée. C’est ainsi qu’on découvre progressivement la correspondance de Cioran dans les archives de la Securitate, à Bucarest. Elles datent, ces lettres, de la période au cours de laquelle Cioran décide de quitter la Roumanie et s’installe à Paris. L’hystérie totalitaire à laquelle il a succombé n’est plus que le cauchemar d’un prophète dément en voie de guérison. Il s’approprie l’art de la distance ironique et les vertus du désenchantement.
Les lettres que publie la NRF, outre leur intérêt historique, frappent par leur génie littéraire et leur sens de la formule si aiguisée. Ainsi, à son ami Tuera demeuré en Roumanie, Cioran dit certes que celui qui admire la France sans aucune nuance de mépris est un naïf ridicule, mais aussi qu’à Paris « chaque servante a La Rochefoucauld dans le sang » et qu’un épicier vous méprisera s’il découvre chez vous une quelconque illusion. « La France, écrit-il encore, pour quelqu’un comme moi qui fus si peu contaminé par le romantisme allemand, par la musique et la métaphysique, m’apparaît comme un pays qui vit par des formules vides, mais qui met de la grâce en tout ». Non seulement, cela ne l’exaspère jamais, mais cela lui donne une sensation de liberté infinie. Certes, la guerre approche, mais qu’importe : la France n’a rien à opposer à la force, mais elle dispose d’ une arme bien plus redoutable : l’art du paradoxe. Suffit-il à combattre sa mélancolie ? Pas toujours. Ainsi, sur la Côte d’Azur, il regrette de ne pas souffrir d’hallucinations afin d’esquisser une conversation avec les voix de la mer pour oublier les hommes et leurs femmes.
Ceux qui n’oublieront pas Cioran, ce sont les agents de la Securitate qui, au terme de sa vie, tenteront en vain – et sur l’ordre de Ceausescu qui l’admirait – de l’exfiltrer en Roumanie. Un épisode de sa vie digne d’un roman d’espionnage qui sera bientôt révélé. En attendant, je ne saurais assez conseiller la lecture de l’essai de Mihaela-Gentiana Stanisor La Moïeutique de Cioran (éditions Classique Garnier) qui porte précisément sur la langue du Cioran roumain, liée viscéralement à son pays, et à sa transfiguration dès lors qu’il choisit le français. J’y ai glané cette phrase de Cioran que je ferais volontiers mienne : » Je ne serai réconcilié avec moi-même que le jour où j’accepterai la mort comme on accepte un dîner en ville : avec un dégoût amusé. » Une confidence pour conclure : Cioran ne souhaitait ni monument, ni universités portant son nom. En revanche, il aurait souhaité qu’un bordel en Roumanie, si possible à Sibiu, se l’approprie.
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