Déjà engagé dans la conquête spatiale, le développement des voitures électriques et l’IA, Elon Musk relève un nouveau défi : recaser à la Maison Blanche son super-héros Donald Trump. Comme dans les affaires, le militant le plus riche du monde bouscule tous les codes.
Le 5 octobre, Donald Trump tient meeting à Butler, en Pennsylvanie, là où en juillet il avait été blessé dans une tentative d’assassinat. Soudainement, un homme habillé comme un geek typique, la casquette de base-ball vissée sur la tête, saute sur scène, fait quelques bonds disgracieux avec les bras en l’air en signe de victoire, et vient se positionner devant le micro que Trump lui cède. C’est Elon Musk, l’homme le plus riche de la planète, qui vient apporter son soutien total à la candidature de l’ancien président. Il lance à la foule les paroles de défi scandées par Trump en juillet : « Fight, fight, fight! » (« Luttez, luttez, luttez ! ») avant d’annoncer, alarmiste, que cette élection pourrait être la dernière : « Le président Trump doit gagner pour préserver la Constitution, pour préserver la démocratie en Amérique. » À la différence d’autres milliardaires, Musk ne s’est pas contenté de donner plus de 118 millions de dollars à Donald Trump, il a personnellement fait campagne pour lui en organisant ses propres meetings dans l’État pivot de Pennsylvanie. Il a même inventé une astuce originale pour influencer les électeurs, en lançant une pétition pour soutenir les deux premiers amendements de la Constitution – sur la liberté d’expression et le droit de porter des armes – qui, selon Musk, sont menacés par le Parti démocrate. Chaque jour jusqu’au vote du 5 novembre, une loterie a été organisée parmi les citoyens signataires résidant dans un État pivot, le gagnant empochant un chèque d’un million de dollars. Le département de la Justice a écrit à Musk pour l’avertir que ce procédé pourrait être contraire à la loi électorale, mais plus rien ne semble arrêter le milliardaire que ses critiques accusent de se croire au-dessus des lois.
Dark MAGA
À Butler, Musk, pointant sa casquette frappée du slogan « Make America Great Again », qui n’était pas rouge mais noire, a proclamé : « Je ne suis pas seulement MAGA, je suis Dark MAGA ». « Dark MAGA » est un mème partagé depuis 2022 par des internautes ultra-trumpistes souhaitant le retour au pouvoir d’un Donald plus fort que jamais. Certains commentateurs n’ont pas manqué de flairer des relents d’extrême droite dans son esthétique visuelle – tirée des films Terminator. Mais Musk ne craint pas de flirter avec le complotisme, et « Dark Maga » marque surtout la force de son engagement pour Trump. Il représente aussi le côté sombre de son personnage, le double énigmatique qui, même aux pays des utopies capitalistes, sort de tous les cadres conventionnels.
Tout, chez Musk, est surdimensionné. Cinq jours après son intervention à Butler, il présentait les dernières inventions de Tesla : un taxi autonome, sans conducteur, et un robot polyvalent destiné à servir dans la maison, presque un sosie du C-3PO de la Guerre des étoiles, qui – à en croire le milliardaire – pourrait être commercialisé fin 2025 à un prix d’environ 20 000 dollars. Trois jours après, Musk a bluffé le monde entier quand la nouvelle fusée de SpaceX, Starship, est redescendue sur son pas de tir pour être attrapée par deux bras mécaniques – une étape importante dans le développement de son projet martien. Bien que né en Afrique du Sud en 1971, cet homme-orchestre de la technologie et des affaires est devenu un héros américain que Trump compare à Thomas Edison. Il a commencé sa carrière d’homme d’affaires, comme tant d’autres, dans la Silicon Valley, mais il a rapidement dépassé ce milieu par la diversité et l’ambition de ses projets. S’établissant aux États-Unis en 1992 (il devient citoyen américain en 2002), il abandonne un doctorat en physique à Stanford pour cofonder avec son frère une société qui développe des logiciels de guide touristique. L’entreprise est rachetée en 1999, lui permettant de créer une banque en ligne, X.com, qui fusionne avec une autre pour créer PayPal. Quand cette dernière est rachetée en 2002, Musk investit ses gains dans la création de SpaceX dont le but ultime est de coloniser Mars. L’entreprise se met à fabriquer des fusées partiellement réutilisables – la série des Falcon –, qui aujourd’hui ont permis de diviser par dix les coûts de l’accès à l’espace. À partir de 2006, SpaceX décroche des contrats avec la NASA pour desservir la station spatiale internationale et préparer de futures missions lunaires. Accomplissant ce dont l’État est incapable, écrasant la concurrence, SpaceX commence en 2019 à développer le fameux Starship, un lanceur entièrement réutilisable, capable de porter huit fois plus de poids que les Falcon et destiné à révolutionner encore les voyages spatiaux. Musk compte envoyer cinq vaisseaux sans équipage sur Mars en 2026 et des humains quatre ans plus tard. Pour l’instant, la vraie profitabilité de SpaceX vient de Starlink, l’immense réseau de satellites que ses fusées ont mis en orbite pour fournir un accès internet à des endroits isolés.
Tesla concurrencée par la concurrence chinoise de BYD
Son autre entreprise phare, Tesla, a été créée en 2003 pour produire des voitures électriques. L’année suivante, Musk, qui prend au sérieux le changement climatique, y investit et en devient l’actionnaire principal, avant de prendre la tête de la société en 2008. En 2021, la capitalisation boursière de Tesla atteint 1 000 milliards de dollars. Lancé en 2020, le crossover Model Y est devenu le véhicule électrique le plus vendu dans le monde. Néanmoins, Tesla est concurrencée par la marque chinoise BYD. Pour faire face, elle parie sur sa capacité à produire des véhicules autonomes moins chers, comme son cybertaxi. Les investisseurs restent confiants : en octobre, les actions Tesla ont augmenté de 22 %. Mais les ambitions de Musk ne s’arrêtent pas là. En 2016, il crée la Boring Company pour creuser des tunnels destinés à de nouveaux moyens de transports collectifs. Bien qu’il décrive le développement d’une intelligence artificielle superpuissante comme « la plus grande menace existentielle pour l’humanité » en 2014, il investit dans l’IA. En 2015, il cofonde OpenAI qui commercialise aujourd’hui des programmes comme ChatGPT. Il quitte le conseil d’administration en 2018, mais crée sa propre société xAI en 2023 pour concurrencer OpenAI et Google. Entretemps, il a lancé Neuralink en 2016 dont l’objectif est de développer des interfaces entre le cerveau humain et des ordinateurs grâce à des implants cérébraux. Il s’agit dans un premier temps de combattre des maladies neurodégénératives comme celle d’Alzheimer, mais dans un deuxième d’augmenter les capacités mentales de l’homme. Pourquoi cet intérêt pour l’IA dont il dit redouter le développement ? D’abord, ses voitures – surtout les autonomes – et ses fusées dépendent de systèmes IA. Ensuite il y a la FOMO (fear of missing out) – la peur de rater un coche technologique et commercial. Il croit aussi que, grâce à Neuralink, un être humain augmenté sera capable de tenir tête à une super-IA. Musk n’est pas un transhumaniste, comme l’affirment la plupart des médias français : il ne partage pas cette croyance répandue dans la Silicon Valley que le destin de l’homme est de devenir immortel en téléchargeant son esprit dans une machine. Du cerveau à l’espace, cet entrepreneur en série sous stéroïdes incarne plutôt un retour à l’imaginaire futuriste des années 1960, fondé sur l’ingénierie lourde plutôt que l’informatique. Pour devenir enfin une réalité, cet imaginaire avait besoin de la révolution numérique, mais aujourd’hui cette réalité la transcende.
Pourquoi un tel futuriste a-t-il jeté son dévolu sur Trump qui n’est pas un grand technophile et émet des doutes sur l’utilité des véhicules électriques ? Dans le passé, Musk s’est montré plutôt centriste. Il dit avoir voté pour Hillary Clinton en 2016 et Biden en 2020. Ses relations avec Trump ont connu des hauts et des bas, et les deux hommes ont parfois eu des prises de bec acrimonieuses. Après l’élection de Trump, Musk a participé à deux organes conseillant le président, mais en a démissionné en 2017 quand ce dernier a quitté l’accord de Paris sur le climat. Ce n’est qu’après la tentative d’assassinat en juillet dernier qu’il s’est pleinement engagé pour Trump.
La grande mue de Musk commence à l’époque du Covid, quand les autorités démocrates en Californie lui ordonnent de fermer les usines Tesla. Cette ingérence de l’État dans ses affaires le révolte. Musk n’est pas antivax, mais dénonce les confinements. En 2022, il annonce laisser tomber les démocrates qui sont le parti « de la division et de la haine », et soutiennent trop les syndicats. Comme l’indique cette dernière référence, Musk a des raisons économiques d’être trumpiste. Il accuse les syndicats de brider l’efficacité de ses entreprises. Ces dernières dépendent en partie de l’État qui leur a accordé des milliards de contrats et octroyé des crédits d’impôt au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Pourtant, Musk rechigne contre tout ce qu’il considère comme une réglementation excessive. Actuellement, ses sociétés font l’objet de plus de vingt enquêtes de la part de régulateurs gouvernementaux. Si Tesla mise sur ses véhicules autonomes moins chers, leurs systèmes de contrôle risquent d’avoir du mal à obtenir l’agrément du régulateur pour des questions de sécurité routière. Il serait donc très utile pour Musk d’avoir un ami ultralibéral à la Maison-Blanche. Trump et lui ont même parlé de sa nomination possible à la tête d’une commission sur l’efficacité gouvernementale. Les deux hommes partagent le même enthousiasme pour les cryptomonnaies qui, en contournant les banques centrales, représentent l’outil antiétatique par excellence.
Musk a aussi des raisons personnelles d’être pro-Trump. En 2022, il rachète Twitter, sa sixième entreprise, qu’il fusionne avec une nouvelle société pour créer X. Il l’a payée 44 milliards et elle n’en vaut aujourd’hui que 19, à la grande joie de ses ennemis de gauche. Mais cette acquisition est plus une manœuvre politique qu’un investissement économique. En effet, Musk se déclare le champion de la liberté d’expression et accuse la plateforme dans son avatar précédent d’avoir censuré les opinions et les internautes de droite. Il condamne comme « une faute morale » la décision de bannir Trump de Twitter en 2021 et il lève l’interdit. Il livre à des journalistes les « Twitter Papers », une sélection de documents censés prouver les tropismes politiques de l’ancienne direction. Le réseau, qui compte 202 millions d’abonnés, sert aujourd’hui de mégaphone personnel à Musk qui l’a rebaptisé de sa marque fétiche, « X ». Pour prouver que sa liberté d’expression passe avant tout, il envoie balader tous ceux qui voudraient le faire chanter en lui refusant des contrats de publicité : « Allez vous faire foutre ! » Il utilise X pour interpeller directement des politiques. Il a croisé le fer avec Thierry Breton cet été, quand ce dernier était encore commissaire au Marché intérieur de l’UE, et plus récemment avec Véra Jourovà, une vice-présidente sortante. Elle l’a qualifié de « promoteur du mal » et il l’a accusée d’incarner « le mal banal, bureaucratique ». Il s’est attaqué cet été au Premier ministre britannique Keir Starmer et à l’ancien leader écossais Humza Yousaf, qu’il accuse de racisme anti-Blancs. Il dénonce aussi l’immigration aux États-Unis qui, selon lui, est instrumentalisée par les démocrates, soucieux de se garantir de futurs électeurs. Sans surprise, la gauche traite Musk de raciste et l’accuse même de manier des tropes antisémites dans ses dénonciations de Justin Trudeau et George Soros. En réponse, il s’est dit « plutôt philosémite » et en novembre 2023, il a banni de X les termes « décolonisation » et « de la rivière à la mer ». Il est surtout contre le wokisme sous toutes ses formes, en partie pour des raisons très personnelles. En effet, un de ses fils, Xavier, né en 2004, a décidé en 2020 de devenir une femme transgenre. Elle est allée jusqu’à adopter officiellement le nom de sa mère, devenant Vivian Jenna Wilson en 2022, pour mettre le plus de distance entre elle et son père, qu’elle accuse d’avoir été absent et d’être un « fornicateur en série ». Musk prétend que s’il a autorisé le changement de genre, c’est qu’il avait été piégé par le « virus mental woke » et considère désormais comme « mort » ce fils qui « pense que tous les riches sont malfaisants ».
En devenant Dark Maga, Musk semble assumer d’être associé au Mal, peut-être parce qu’il affectionne les films de super-héros qu’il affectionne – il a même fait une apparition-éclair dans Iron Man 2 en 2010. Comme un super-vilain qui travaillerait pour le bien, il ne cherche rien de moins qu’à recréer l’État, le monde et l’humanité à sa propre image.