Tenez-vous le pour dit, braves gens : vous en avez trop profité. Vous avez trop pensé à vous.
Toutes ces années fastes de festins, de consommation à outrance, d’hédonisme débridé — certains parleront d’abondance… C’est terminé. Les pouvoirs publics nous ont annoncé la triste nouvelle : la fête est finie. L’époque est à la modération et à l’engagement pour la collectivité.
Nous ne sommes plus seuls, ni dans nos choix, ni dans les événements que nous endurons. À l’aune des catastrophes qui s’annoncent — et les experts en catastrophes nous prédisent qu’elles seront nombreuses — l’humanité doit faire corps. Et tant pis pour le salaud qui s’était habitué à penser à lui en priorité.
Le Moi est plus que jamais haïssable et l’accusation d’égoïsme a le vent en poupe. Ce vilain défaut est devenu la source de tous les maux dans une époque qui a décidé de remettre au centre de ses préoccupations le bon vieux bien commun.
Nous partons en croisade contre la négligence de l’Autre. Cet autre pour lequel nous devons être prêts à tous les sacrifices. Cet autre auquel nous devons coûte que coûte nous identifier.
Le retour en force du groupe
Il y a même une définition de l’autre à intégrer, car il ne suffit pas d’aimer sa famille, ses amis, ni même ses voisins : il faut aimer l’autre que l’on ne connaît pas. Avoir la même considération pour celui qui dépend désormais de nos moindres décisions, car nous vivons dorénavant dans un monde interconnecté et interdépendant. Nos actes ont des conséquences pour tous. Notre mode de vie est soit un modèle, soit une menace pour la société. Nul ne saurait réclamer le droit à l’indifférence. On ne plaisante plus avec la responsabilité : elle est partout. Dans notre assiette, dans nos transports, dans nos achats, dans nos habitudes… Il faut être rigoureux car une faute est bien vite commise. Il est aisé de retomber à tout moment dans l’égoïsme, péché d’orgueil des temps post-modernes.
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L’individualisme est devenu synonyme d’égoïsme. Nous délaissons la célébration de l’individu et la méfiance à l’égard du groupe au profit de l’inverse : le groupe revient en force et l’individu n’est plus qu’une petite créature médiocre et cupide, incapable de se projeter dans l’intérêt commun. L’individu, c’est l’enfant hideux du Vieux Monde, d’une insouciance indécente, coupable de toutes les incivilités. Il se dresse, arrogant, contre les nécessités de son temps, pensant naïvement qu’on peut encore aujourd’hui se payer le luxe d’être non-conformiste. Ignore-t-il que le monde brûle et que lui seul peut y remédier ?
Rassurez-vous : si on condamne l’égoïsme, le narcissisme, en revanche, est toujours porté aux nues. Vantez-vous, vendez-vous, glorifiez-vous tout votre soûl pourvu que vous partagiez votre névrose avec le reste du monde. L’égo, d’accord, mais en public et avec le public. Un homme vaniteux est infréquentable mais mettez mille hommes vaniteux ensemble et vous constituez une cour. Quels que soient vos défauts, ils peuvent être rachetés par la communauté que vous acceptez de servir. C’est pratique même s’il faut bien reconnaître que ce n’est pas un exercice facile pour tout le monde. Qui plus est, il n’est pas toujours simple d’en avoir quelque chose à faire des autres. Ils ont parfois tellement l’air — c’est sûrement juste une impression — de ne se soucier que d’eux-mêmes…
Le bien commun paraît parfois si flou qu’il arrive à certains d’entre nous — que la collectivité nous pardonne — d’oublier d’y penser. Au-delà des beaux discours, nombre de nos concitoyens s’autorisent régulièrement des phases aiguës d’égoïsme acharné. Sans se laisser aller à tant de cruauté, et si tout était dans l’art et la manière ?
Un instant…
Qui n’a jamais rêvé de quitter la grande table d’un dîner ennuyeux et de filer à l’anglaise, sans mot dire ? De dire ce qu’on a sur le cœur, sans se soucier des conséquences ? De prendre le temps de faire quelque chose pour soi, même si les autres espéraient que ce temps leur serait consacré ?
Oublier l’autre, ne serait-ce qu’un instant… Même si je l’aime, même si je le déteste, même si je suis responsable de lui. L’abandonner à son destin, ne serait-ce que le temps de goûter au temps. Laisser quelques jours le monde à son désespoir et à ses mésaventures. Les envoyer tous paître : un plaisir au goût d’interdit. Seulement quelquefois. Peut-être même régulièrement. Les anglophones le savent : un seul petit “fuck you” peut vous apporter la plus grande sérénité pour les semaines à venir.
L’égoïsme est peut-être comme tous ces poisons qui nous enivrent pour peu qu’on ne les laisse pas nous tuer. Comme le vin, les bêtises ou l’orgueil : il pourrait bien être bénéfique à moindre dose. Et si nous nous autorisions à en reprendre un peu ? Avec modération, bien sûr, puisque la modération est de mise. Peut-être, je dis bien peut-être, le monde ne s’en porterait pas plus mal…
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