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Éloge de la frontière

Gardienne de la diversité... et de la liberté de pensée


Éloge de la frontière
Frontière française avec la Belgique, mars 2016. SIPA. 00827541_000005

La frontière, dont les contours sont toujours plus flous, est  gardienne de la diversité… et de la liberté de pensée.


Pour aller de Turquie à Katmandou, en minicar ou en tandem, on passait naguère par l’Irak, l’Iran, le Pakistan et l’Inde (avec un détour, si l’on voulait, par la Syrie ou l’Afghanistan). Aujourd’hui, on prend l’avion. Dans certaines zones de l’Asie centrale, au fond d’une vallée aux contreforts vertigineux, un passage étroit et suspect conduit le voyageur téméraire du Tadjikistan vers l’Ouzbékistan ou peut-être vers le Kirghizistan. Qu’il pleuve ou qu’il vente, ou sous le soleil de plomb, des colosses lourdement armés se tiennent là, parfois près de cahutes branlantes, parfois près de bâtiments futuristes qui contrastent singulièrement avec le paysage désolé.

La frontière bouge encore

Il reste encore des frontières dans le monde, des frontières mythiques. Sans parler du Check-point Charlie, qui, lui, a disparu, après avoir inspiré des auteurs exigeants comme John Le Carré. En plein milieu de la ville : des installations dignes d’un champ de bataille. Au demeurant, même la frontière entre le Canada et les États-Unis n’a pas totalement disparu. Fardée comme une vieille danseuse, elle continue à attirer les foules dans certaines de ses recoins les plus pittoresques, comme la bibliothèque et salle d’opéra Haskell, dont le bâtiment se trouve posé sur la ligne même qui sépare le Vermont et le Quebec.

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Plus près de chez nous, je connais un peu la frontière magyaro-roumaine. Même après le changement de régime, dans les années 1990, elle avait encore quelque chose de l’époque héroïque. Dans le train : les petits trafics, les combines pour éviter de débourser le tarif international. La plupart des gens normaux voyageaient d’une autre manière (voiture, avion). Ne restaient dans les trains que les étudiants, les pauvres gens et divers trafiquants. On entendait, par exemple, un douanier s’écrier : « Pour la dernière fois, je demande à qui appartient cette télévision ! » Parmi les sacs débordants de chaussettes de tennis, le représentant de la loi avance lentement d’un compartiment à l’autre. Scène ordinaire. Les Tsiganes à l’oeil de lynx et aux couleurs chatoyantes se déplacent beaucoup plus vite que lui. Ce qui réduit les chances de flagrant délit. Parfois, le douanier parvient à s’emparer d’un carton dans lequel se trouvent, par exemple, six cafetières ultramodernes, et surtout de son propriétaire. Mais il obtient pour toute réponse : « Cest un cadeau de ma grand-mère ! » ou alors « je les ai gagnées à la loterie, je vous le jure ! » ou encore « quest-ce que jy peux, Monsieur le douanier, si le magasin ne donnait pas de facture ? » Plus loin, c’est un lot de 300 compact-disc de Luciano Pavarotti ou une petite valise remplie de tubes d’aspirine. « Cest pour mon usage personnel… »

Le passage, un instant solennel

À la gare-frontière de Curtici (frontière roumano-hongroise), il m’est aussi arrivé de rencontrer trois voyageurs guinéens (c’était bien avant les ci-devant migrants). Ils étaient d’une naïveté confondante, mais ils venaient de franchir, sans encombre, les frontières turco-bulgare et bulgaro-roumaine. Ils approchaient peu à peu du paradis et, compte tenu de leur imperturbable optimisme (confirmé jusqu’alors par les faits), rien ne permettrait de croire qu’ils n’y parviendraient pas. Les frontières sont faites non seulement pour interdire, mais aussi pour permettre le passage. Il y a en elle une part de hasard et de nécessité qui les rend mystérieuses. On sait bien qu’à la frontière, l’adage bourgeois n’est pas de mise selon lequel rien ne peut arriver à celui qui n’a rien à se reprocher. À cet égard, chacun a ses méthodes pour conjurer le sort, ses petites manies. Souvent, c’est l’occasion de s’adonner à un instant de méditation.

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Avant l’invention des lignes aériennes à bas prix et du co-voiturage, la manière la moins coûteuse de traverser l’Europe était l’autocar. Le voyage de Budapest à Paris durait une vingtaine d’heures. En partant vers cinq heures de l’après-midi, on arrivait en vue de la frontière française en milieu de matinée. La frontière, c’est beaucoup dire. À l’entrée du pont de l’Europe, un panneau signalait vaguement que l’on changeait ici de pays. Et pourtant, quand le chauffeur hongrois annonçait, dans sa langue, l’approche de la France, sa voix avait quelque chose de solennel. Et les passagers, à leur tour, marquaient un instant de silence, l’instant de méditation sur la frontière. Les étudiants qui cherchaient l’aventure ou la prospérité faisaient un voeux. Les vieux exilés, qui rentraient chez eux après un bref séjour au pays natal, spéculaient sur le sort des empires et des nations, sur l’identité dans l’exil, peut-être sur la vie en général et sur les vanités. Entre Kehl et Strasbourg, ce pont banal enjambe le Rhin, il a été construit en 1960 à la place du pont de l’empereur, reconstruit au début du XIXe siècle à la place du vieux pont médiéval datant de 1388 ; là, en 1940, le héros du Roi des aulnes élevait des pigeons-voyageurs en scrutant le territoire ennemi au-delà du fleuve. Là encore, Goethe a cheminé, en son temps, à pied, sans doute, ou en voiture à porteur. Aujourd’hui, on circule en automobile et en autocar. Mais l’instant est toujours solennel.

La frontière, gardienne de la diversité

En fait, pas tout le temps. Un jour, c’est une équipe de chauffeurs français qui conduisait l’autocar. À l’approche du pont, celui qui était au volant mit dans son appareil un disque de Johnny Halliday. Il monta le son. La minorité de passagers français, émergeant de son demi-sommeil, ne se sentit plus de joie. La frontière, c’est la fête ! Du reste, ce n’est pas la faute de Johnny (et encore, la fête, si on n’a pas cessé de la faire, depuis les années soixante, c’est un peu à cause de lui). Reprenant en choeur les chansons les unes après les autres, les passagers français ne savaient pas ce qu’était une frontière et ne voulaient pas le savoir. Mais ils voulaient faire la fête. La fête donnait un sens à la fois incongru et familier, momentané, à l’idée de frontière qu’ils oublieraient aussitôt. Et les Hongrois les regardaient, médusés. Dans leur regard se trouvait à la fois la compassion et l’envie. Tout ce que l’on peut éprouver à l’égard de l’Occident.

Les frontières mentales, c’est mal ! il faut décloisonner ! Vive la fête et vive l’empire ! C’est peut-être ce qu’il aurait fallu dire à ces ressortissants d’un pays figé dans les catégories de l’ancien temps.

Assez d’ironie. La frontière est non seulement la garantie de la diversité, mais aussi celle de l’humanité. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer un instant les débats sur le féminisme aux premières heures de l’année 2018. Un aspect : les suites du manifeste des 100 femmes.

Féministes sans frontière

Les néo-féministes pensent toutes la même chose ou se croient obligées de le faire. Là est leur force. Dans le monde où nous vivons, celui de l’efficacité, l’unanimité fait la force. Dès lors, les frontières compliqueraient les choses. Ou plutôt, on admet une seule frontière, celle qu’on ne franchit jamais qui sépare ceux qui pensent bien et ceux qui pense mal.

Parmi les 100 femmes, au contraire, des fractures n’ont pas tardé à apparaître. On entend des explications, des excuses, des atermoiements, parfois la désolidarisation. Evidemment, les 100 femmes ne sont pas toutes des intellectuelles, certaines, aussi, sont peu fréquentables. Prises pour cibles par des esprits retors, il arrive que l’une ou l’autre ait des paroles malheureuses. Hélas, la force n’est pas dans la bigarrure, mais dans le parfait alignement.

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Or il serait bon, au contraire, de mettre en évidence le fait que l’appartenance aux 100 femmes est compatible avec la diversité des opinions et des comportements. Il faudrait montrer les innombrables petites frontières qui les séparent, ces lignes que l’on traverse pour aller vers l’autre et l’accepter, pas forcément pour l’aimer ou faire la fête ensemble, mais simplement l’accepter. Les frontières sont mystérieuses, car elles ouvrent parfois sur l’absurde voire sur l’inadmissible, en somme sur l’étranger. Les frontières sont des lieux de séparation et de contact : on l’a écrit maintes fois et on l’oublie aussi souvent. Les frontières, on les ouvre et on les ferme. Les néo-féministes ignorent ce qu’est une frontière. Pour elles, la terre n’a pas de frontière. D’ailleurs, la terre est plate et tout au bout, on tombe dans le tartare, dans la zone interdite (où se trouvent les 100 femmes).

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