Manifestations spontanées, bavardages incessants, motions de censure… Depuis qu’Elisabeth Borne a annoncé, sous les huées, qu’elle recourait à l’article 49.3 de la Constitution pour adopter sans vote le projet de réforme des retraites, les oppositions et de nombreux citoyens dénoncent un déni de démocratie. Analyse.
Il était hier soir sur toutes les lèvres, notamment sur celles de Gilles Bouleau, sur TF1, où Elisabeth Borne avait été dépêchée, à 20 heures. L’après-midi, dans toutes les salles de pause, dans toutes les cafétérias d’entreprises et autour de tous les babyfoots collaboratifs, on ne parlait que de lui… Quand il a été annoncé dans l’après-midi que le 49-3 allait finalement être utilisé par le gouvernement, quelques-uns se sont demandé s’il n’était pas plus prudent de garer la voiture dans le garage pour cette nuit.
Le 49-3 est devenu ces dernières décennies le symbole de la « monarchie présidentielle »…
Pour en finir avec le parlementarisme des années 50
Il faut revenir 70 ans en arrière. Empêtrée dans la guerre d’Algérie, humiliée lors de l’expédition du Canal de Suez, la France de la IVème République est à bout de souffle. Elle a laissé l’image d’un régime d’Assemblée forte, instable, où des tractations de couloir faisaient et défaisaient les gouvernements. À la tête de l’État, un papy débonnaire réputé pour son art d’inaugurer les chrysanthèmes. Les gaullistes ont peut-être exagéré l’ampleur du tohu-bohu des années 50: après tout, on retrouvait un peu toujours les mêmes têtes, les René Pleven, les Georges Bidault, les Henri Queuille. Peu importe. Le pays s’embourbe à tel point qu’il a fallu rappeler « le premier des Français », devenu tout à coup « le premier en France ». L’homme du 18 juin revient avec ses conditions : on change de constitution. L’esprit est inversé : c’est désormais l’exécutif qui mènera la danse, contrebalancé par une pratique intensive du référendum (quatre en dix ans). Pour de Gaulle, il fallait « restaurer l’autorité de l’État » et pour les constitutionnalistes de l’époque, il fallait « rationaliser le parlementarisme ». Parmi les leviers qui permettent au gouvernement de prendre l’ascendant sur le Parlement, le 49-3 fait bonne figure. A condition qu’une motion de censure ne soit pas déposée dans les 24 heures qui suivent, le Premier ministre peut engager la responsabilité du gouvernement et adopter la loi. On le sait, depuis le mois de juin dernier, aucun des acquis sociaux si chers à la Nupes n’a paru assez grand au point de tendre la main au RN. La réforme des retraites et le gouvernement devraient donc survivre aux 24 prochaines heures…
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Cris d’orfraie, voitures incendiées, magasins saccagés… Le choix du gouvernement, perçu comme un passage en force, prépare un printemps explosif. Dans les rues de Rennes, ville à la pointe de la contestation, des projectiles pyrotechniques lancés en marge des manifestations répandent une odeur de poudre à l’ombre des vieilles maisons en colombage du XVIème siècle. Le souvenir de l’incendie du Parlement de Bretagne, en 1994, n’est pas encore sorti de toutes les têtes. L’utilisation du 49-3 par le gouvernement Borne est perçue comme l’ultime provocation et la marque d’un déni de démocratie. Pourtant, la Constitution de 1958 et l’idée que le gouvernement puisse gouverner ont bien été validées par le peuple français. En 1969, lors du second tour qui opposa Alain Poher, président du Sénat à Georges Pompidou, ancien Premier ministre de De Gaulle, l’enjeu est bien la continuation ou non de l’esprit de 1958. Avec un peu plus de 58% des voix pour le candidat Pompidou, l’attachement des Français au fonctionnement de la Vème République – et au 49-3 qui va – fut une nouvelle fois confirmé.
François Mitterrand, champion du 49-3
Bien sûr, la critique de la Constitution et de son prétendu césarisme est aussi vieille que la Constitution elle-même. Dans son fameux Coup d’État permanent, François Mitterrand fut l’un des plus sévères contempteurs de la Constitution de 1958. Avec un style ampoulé mais pas complètement déplaisant, il écrivait: « J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement, il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap. Je veux bien que cette dictature s’instaure en dépit de De Gaulle. Je veux bien, par complaisance, appeler ce dictateur d’un nom plus aimable : consul, podestat, roi sans couronne, sans chrême et sans ancêtres. Alors, elle m’apparaît plus redoutable encore ». Cela ne l’a pas empêché d’occuper la place à son tour, pendant 14 ans.
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« La Constitution était dangereuse avant moi, elle sera dangereuse après moi, mais tant que je serai là, tout ira bien », déclare-t-il une fois au pouvoir. La pirouette est suffisamment belle pour qu’on lui pardonne beaucoup. D’ailleurs, sous sa présidence, le 49-3 fut massivement utilisé : trois fois sous Edith Cresson, huit fois sous Pierre Bérégovoy, 28 fois sous Michel Rocard ! A l’époque, le jeune Jean-Luc Mélenchon, sénateur contorsionniste, parvenait à être à la fois très mitterrandiste et très rocardien. La pratique ne le choqua guère. Depuis les années 80, seul Nicolas Sarkozy a évité son recours, peut-être un peu échaudé par le spectacle de la fin de règne de Jacques Chirac et la fronde contre le CPE. Sarkozy avait même sérieusement réduit la possibilité d’y recourir lors de la réforme constitutionnelle de 2008. Cela lui a-t-il permis d’être réélu ? Non. Cela lui a-t-il valu la sympathie de ses opposants de l’époque ? Non, sauf, bien sûr, ceux qu’il embauchait dans son gouvernement d’ouverture.
La France, et pas n’importe quelle France
Aussi, si le 49-3 suscite passions et critiques, personne ne s’est amusé à le supprimer. Ses plus farouches opposants d’aujourd’hui n’ont pas manqué d’y recourir quand ils étaient aux affaires. Ceux qui le conspuent aujourd’hui ne manqueront pas de s’en servir quand ils y arriveront. En 2006, François Hollande déclarait : « Le 49-3 est une brutalité. Le 49-3 est un déni de démocratie. Le 49-3 est une manière de freiner le débat parlementaire ». Entre 2012 et 2017, sa majorité l’utilisa à six reprises.
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Il est heureux que la nouvelle chambre élue en juin 2022 donne une meilleure représentation de la diversité des courants politiques. Même la présence d’un Louis Boyard au Palais Bourbon est salutaire, car elle permet une meilleure représentation de la variété sociologique de la France, y compris dans ce qu’elle a de moins réjouissant. Il est bon aussi que le gouvernement puisse gouverner. La séquence électorale du printemps dernier a donné la victoire à Emmanuel Macron, même atténuée par une moisson décevante aux législatives. La réforme des retraites a été mise sur la table lors du débat d’entre-deux-tours. Les Français ont tranché, et validé les conditions générales d’abonnement. Qu’il y ait des contestations aujourd’hui, fort bien. Mais comme disait Maurice Thorez en son temps, il faudra bien savoir arrêter cette grève. En attendant, saluons le 49-3, utilisé aujourd’hui, utilisé demain par ses pires détracteurs du jour ; car non, M. Jérôme Leroy, il n’est pas l’indice d’une transformation de la France en démocratie illibérale façon Orban ou Erdogan. Il est un outil naturel et légitime de la Constitution de la France. Et pas n’importe quelle Constitution de la France. Celle du Général de Gaulle.
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