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Eloge de l’estrade



Eloge de l’estrade

La disparition des estrades de nos écoles est-elle un réel progrès ?
La disparition des estrades de nos écoles est-elle un réel progrès ?

Dans Nada de Jean-Patrick Manchette, un personnage assez lucide remarquait que le terrorisme gauchiste et le terrorisme étatique étaient, nous citons, « les deux mâchoires du même pièges à cons ».

L’école laïque, en cette rentrée 2009, est, quant à elle, sur le point d’être broyée par les deux mâchoires du piège susnommé qui sont d’une part le pédagogisme post soixante-huitard et d’autre part le néolibéralisme qui a décidé une fois pour toute que l’école, au bout du compte, ne faisait plus partie du périmètre de l’Etat ou alors juste pour les pauvres et pour maintenir une vague présence dans les quartiers histoire d’éviter que les élèves deviennent des citoyens (une conscience de classe, ça vous tombe dessus sans crier gare) au lieu de consommateurs décérébrés et frustrés. Et pour ça, pas besoin de grand-monde, on peut supprimer des dizaines de milliers de postes et laisser de maigres troupes sur un front pourtant essentiel pour qui pense, et nous en sommes, que l’école est une arme essentielle pour sauver ce qui reste d’esprit républicain dans ce pays.

Dans cette débâcle, la disparition de l’estrade peut sembler dérisoire. L’estrade, vous savez, cet accessoire semblable à une scène de théâtre qui permettait au professeur (le premier qui emploie le mot « enseignant » trahit « d’où il parle » aurait dit Lacan) de surplomber la classe. L’estrade avait, en effet, un rôle essentiel, pratique et symbolique.

Pratique, car elle permettait de surveiller les élèves. Oh bien sûr, ce n’était pas la surveillance électronique aujourd’hui à la mode, celle qui se cache dans les ordinateurs où des bases de données de plus en plus intrusives qui serviront aux psychologues, aux assistantes sociales et, en dernier recours, à la police. L’estrade n’avait rien à voir non plus avec les portiques de sécurité et les cartes à puce dont on nous promet qu’ils permettront bientôt de savoir à tout instant dans quel endroit de l’établissement se trouve l’élève. Non, l’estrade, c’était la bonne vieille surveillance à l’ancienne et non l’actuelle névrose panoptique d’une société qui a peur des enfants qu’elle a engendrés.

On signifiait à Jessica que ce serait mieux de s’intéresser au cogito cartésien que de se refaire les ongles, on demandait à Samir de cesser de commenter avec Christophe les derniers résultats de l’OM et de prêter un peu plus d’attention aux relations internationales entre 1919 et 1939. Et Jessica de s’apercevoir qu’elle pensait donc qu’elle était, et Samir et Christophe de comprendre que l’humanité avait déjà donné dans le choc des civilisations et que ce n’était peut-être pas la peine de rejouer ce match-là.

Mais cette bonne vieille estrade avait un rôle symbolique et ce rôle-là, on ne lui pardonne pas. Elle marquait, très précisément, une inégalité. Entendons-nous bien sur le sens de l’inégalité ici.

En 1989, le ministre Lionel Jospin fait voter une loi d’orientation. Inspirée par son conseiller spécial Claude Allègre et par certains papes du pédagogisme comme le Lyonnais[1. C’est le pays de Guignol.] Philippe Meirieu. La loi débute ainsi : « L’élève est au centre du système ». L’élève, ou plutôt l’enfant-roi, prend ici la place du Savoir symbolisé par le professeur. Exit l’estrade, devenue ainsi anti-pédagogique. Désormais formaté par les fameux IUFM, leurs (fausses) sciences de l’éducation et la novlangue[2. On relira avec délectation le chapitre du livre de Mara Goyet Collèges de France consacré au langage IUFM (Fayard – 2003- page 184).] qui accompagne ces dernières, le prof devient au mieux un éducateur, au pire un animateur social. Il n’a plus à transmettre mais à permettre que l’élève construise lui-même ses propres savoirs.

Idéologiquement inspirée par la « deuxième gauche », cette réforme est approuvée par la droite moderniste et libérale qui voit ainsi une belle occasion de rabattre le caquet à ces gauchos de profs. Cette droite-là devine aussi, à juste titre, que la logique consumériste s’imposera d’autant plus facilement dans ce milieu jusque-là protégé. Luc Châtel, issu de Démocratie Libérale et sarkozyste patenté, semble en totale symbiose avec l’école sans estrade. Lors de sa conférence de presse de rentrée, il a certes distribué un dossier truffé de fautes d’orthographe[3. Il est fort à parier que le Cabinet du ministre, qui a produit le document, est constitué de jeunes collaborateurs qui ont suivi des études en tant que « Centres, parmi d’autres, du système » pour écrire ainsi.], mais il a aussi exprimé sa dilection pour « l’établissement-lieu de vie ». Du pur pédagogisme.

Privé de son estrade, le prof, déjà sous la surveillance d’inspecteurs acquis au fanatisme pédagogo, dispose de moins en moins de liberté pédagogique. Sous prétexte de développement des technologies modernes, on lui demande aujourd’hui de remplir ses cahiers de textes « on-line » qui permettent aux parents de le fliquer. Et si, par un hasard de plus en plus improbable, un établissement avait la chance d’avoir à sa tête un réac –de gauche ou de droite- souhaitant rapatrier de la réserve les vieilles estrades, le service juridique du rectorat le découragerait très rapidement. En cas d’entorse à la cheville d’un prof ou, pis, d’un élève appelé au tableau, sa responsabilité civile voire pénale serait évidemment engagée.

Et puis, souvenons-nous, l’estrade, quand nous étions nous-mêmes élèves, c’était aussi, par la grâce d’un bureau incomplet qui laissait voir ce qu’il n’aurait pas dû, l’adorable croisement des jambes de mademoiselle B, prof de maths en cinquième 4, et le crissement des bas nylon qui faisaient oublier celui de la craie sur le tableau noir.



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