Wall Street étant au capitalisme mondialisé ce que le Kremlin était au bloc de l’Est, mais avec des dirigeants moins clairement identifiables, il était normal que ce Mur-là, symbole d’un autre système à vocation universelle en crise grave, qui se déclare également lui-même sans réplique et semble manifestement irréformable (on attend le Gorbatchev des marchés pour le prouver) connaisse à son tour quelques vicissitudes. Il est en effet devenu la cible privilégiée d’une génération que rien ni personne ne forcera à se résigner à la perspective de vivre moins bien que les précédentes, même les graphiques et les courbes de « ceux qui savent » mais qui manifestement n’ont pas compris que vingt ans n’est pas le plus bel âge de la vie dans les années 10 et que si on refusait de tomber amoureux d’un taux de croissance hier, ce n’est pas pour voir aujourd’hui dans la réduction des déficits une perspective historique exaltante.
Depuis plusieurs mois, donc, des jeunes gens venus de tout le pays campent sur les lieux où se décide le sort du monde. Une simple rue, en fait, où se concentrent banques et salles de marchés, avec dans le rôle du nouveau Veau d’Or, la statue d’un taureau aux testicules polis par les caresses des traders superstitieux. Ces jeunes gens ont déjà vu 700 d’entre eux arrêtés par les forces de l’ordre parce qu’ils bloquaient les ponts de Brooklyn. Néanmoins, leur colère reste bon enfant et non dénuée d’humour comme le montrent ces pancartes où l’on peut lire : « Obama n’est pas un socialiste noir anti guerre qui donne une aide médicale gratuite à tous, vous devez confondre avec Jésus ».
Ils insistent sur leur indépendance idéologique vis-à-vis du puissant syndicat AFL-CIO et ne veulent pas des subsides du milliardaire Georges Soros, Saint-Paul de l’altermondialisme qui, comme quelques autres, a découvert son chemin de Damas dans cette révolte mondiale, après une longue carrière de spéculateur. De même, le réseau activiste MoveOn.org, riche de ses cinq millions de militants, annonce qu’il soutient ce mouvement tout en regrettant de ne pas être appelé plus explicitement à la rescousse. Ce serait presque dangereux, une telle naïveté, si elle n’inspirait pas aussi une forme d’enthousiasme comme toute entreprise humaine refusant les fausses fatalités.
Sous nos latitudes, quand les média daignent en parler, c’est-à-dire pas souvent, on les présente comme des « indignés » américains, c’est-à-dire une variante d’Outre-Atlantique des mouvements sporadiques mais durables des Grecs, des Espagnols, des Italiens, des Portugais, des Islandais et même des Israéliens. C’est une façon bien commode de réduire la spécificité d’un mouvement en lui appliquant une grille de lecture « hesselienne » dont on ne niera pas les bonnes intentions (celles qui pavent l’enfer) mais dont on pourra douter de la pertinence politique.
En fait, ce mouvement de Wall Street s’apparente plutôt à un Tea Party de gauche, c’est-à-dire à un sursaut de masse où l’orgueil blessé se mêle à l’angoisse devant l’avenir. Mais ce sursaut vient de l’autre versant de l’histoire américaine, un versant souvent occulté, et il semble plutôt l’héritier des parti populistes étasuniens, ceux dont Howard Zinn a retracé l’histoire dans Une histoire populaire des Etats-Unis. Entre la fin de la guerre de Sécession et le début de la Première Guerre mondiale, des gens qui n’étaient pas communistes mais se réclamaient d’une liberté vraie face au darwinisme social qui constituait l’idéologie officielle des Wasp, se sont dressés contre le « Big Business » et ces « Barons Voleurs » (Morgan, Carnegie et consorts) s’enrichissant sans frein, usant à l’occasion de la violence et de l’intimidation, contrôlant de manière monopolistique les secteurs vitaux de l’économie et vivant des noces incestueuses avec ces autres capitalistes qui avaient tout compris de la concurrence libre et non faussée, et qu’on appelle encore aujourd’hui la mafia.
Pourtant, un vrai péril menace ce mouvement. Ce n’est ni la répression policière (en tout cas pas pour l’instant) ni la récupération politique, ni l’épuisement. Non, c’est l’esprit de sérieux. En l’occurrence celui de quelques néo-féministes qui ne supportent pas que la révolution soit un dîner de gala où les jolies filles sont à l’honneur.
Le cinéaste Steven Greenstreet en a fait l’amère expérience. Il s’est en effet avisé que décidément, comme le disait un slogan de 68 que l’on trouverait sans doute insupportablement machiste aujourd’hui, les jeunes femmes rouges étaient toujours plus belles. Et il a mis en ligne sur son site le petit film que voilà :
Hot Chicks of Occupy Wall Street from Steven Greenstreet on Vimeo.
L’alliance entre la douceur corrégienne, la sensualité rebelle et le charme fou de ces jeunes femmes, pour n’importe qui d’un peu sensé ou simplement pour un lecteur des surréalistes qui sait la force subversive du féminin en liberté, n’a absolument rien de phallocrate et est finalement le meilleur hommage qui soit à l’élégance morale du mouvement puisque le Beau, comme on le sait depuis Platon, renvoie toujours, d’une manière ou d’une autre, au Bien. Le problème est que Steven Greenstreet doit faire face à des sommations incessantes qui exigent le retrait de ce film jugé indigne et réducteur. On va même jusqu’à lui demander des excuses pour toutes les femmes offensées par ces images !
Pourtant, comment ne pas comprendre que le mouvement d’occupation de Wall Street n’est pas réduit, mutilé par ces images, mais au contraire profondément incarné, grâce une certaine beauté vivante, par ces jeunes femmes qui demeurent, quoiqu’en disent nos modernes puritaines, très éloignées des canons esthétiques en vigueur dans les publications de charme pour messieurs libidineux ou les magazines féminins pour décérébrées consuméristes.
Penser que la mise en scène de ces images contribuerait à transformer ces jeunes femmes en objets de concupiscence revient, de fait, à interdire toute représentation un peu sexy de la révolution. C’est bien dommage : si elles veulent vraiment en finir avec le monde ancien, marchand et patriarcal, la moindre des choses serait que ces féministes soi-disant libérées se débarrassent aussi de leur morale de dame chaisière et ne donnent pas l’impression que la société qu’elles souhaitent se résumerait à une caserne où patrouilleraient sans cesse des policières de la braguette.
Car, comme le remarquait un certain Ernesto Guevara dit le Che, qui s’y connaissait aussi en matière de belle gueule : « La beauté n’est pas fâchée avec la révolution »
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