Il faut lire The Unwinding de George Packer, sous-titré : « An inner history of the New America ». Dans cet essai consacré à l’édifice social et politique vacillant de la première puissance mondiale, George Packer déroule les itinéraires d’acteurs de premier plan ou de simples figurants d’une « liquidation » du pacte social américain dont la crise de 2008 est le nœud dramatique.
Karen Jaroch, femme au foyer furieuse d’avoir reçu un chèque de l’aide publique alors qu’elle veut « ne rien devoir au gouvernement », « électrisée » par Sarah Palin, rejoint le Tea Party et part en croisade contre l’installation d’un tramway à Tampa. Dans la même ville, Michael Van Sickler, un journaliste trop blond et trop diaphane pour être honnête selon les canons de l’« État crapuleux » remonte à la source de la surenchère hypothécaire qui fit tomber l’économie mondiale. Quelques bicoques en ruine revendues à crédit mille fois leur prix, perdues dans le dédale de banlieues artificielles « où personne ne vous entendra crier ». Entre les maisons saisies, des vaches que des propriétaires de pavillons ont installées en vue d’obtenir une détaxe pour « usage agricole » meurent lentement de faim…
À Los Angeles, Andrew Breitbart, branleur touché par la grâce d’Internet et converti au talk-show ultra-conservateur de Rush Limbaugh, suit le chemin ouvert par Matt Drudge, pionnier du Web par qui le scandale Monica Lewinsky est arrivé. Avec Breitbart.com, il terrifie l’establishment démocrate et couvre le « cirque d’Occupy Wall-Street » sous les angles de « la masturbation publique, des viols et de la défécation ». « Occupy », c’est l’épiphanie de Nelini Stamp, fille de travailleurs immigrés, qui accède à la parole publique par hasard — les organisateurs d’un important meeting s’aperçoivent à la dernière minute que l’orateur initialement programmé est un adepte du complot reptilien. Jeff Connaughton, aide de camp de Joe Biden finit par haïr son grand homme — et par écrire un best-seller : A la fin, c’est toujours Wall-Street qui gagne.
Venu des rues de Brooklyn, Jay-Z, passé du deal au rap, du rap au business et du business au big business, commence par vendre des T-shirts « Occupy All Streets » et finit par prendre la défense des « 1% » au nom des valeurs de l’Amérique. En arrière-plan, Oprah Winfrey, « la femme noire la plus riche au monde », self-made woman partie de nulle part, qui affirme n’avoir été « opprimée que par des Noirs », hypnotise la classe moyenne noire américaine…
Quand Wall Street menace de couper les vivres
Lisez The Unwinding et vous comprendrez aussi pourquoi Wall Street, qui abonde le trésor de campagne de Hillary Clinton — plus discrètement mais plus sûrement que les dîners chez les Clooney — menace de couper les vivres à la candidate démocrate depuis qu’Elizabeth Warren, sénatrice du Massachusetts, est pressentie pour composer avec Hillary Clinton le « ticket » présidentiel démocrate.
Bien différente d’un Bernie Sanders, vieux briscard de la contestation des années 1960, sénateur d’un État où fourmillent les communautés hippies, et, en un mot, objet politique parfaitement identifié, Elizabeth Warren « la plus anti-Wall Street des démocrates » est ce qu’un ordre social peut redouter le plus : une transfuge.
Née pauvre dans la grande prairie de l’Oklahoma, issue d’un milieu conservateur et élevée dans une ville ségrégationniste, devenue professeure de droit à force de travail, « Liz » semblait destinée à embrasser le légitimisme des nouveaux entrants. C’est d’ailleurs pour dénoncer « le paquet de tricheurs » que sont à ses yeux les bénéficiaires du régime de faillite personnelle élargi par l’administration Carter que la jeune femme, alors républicaine, se lance avec passion dans l’étude des règles régissant la consommation et des mécanismes de l’endettement personnel.
Après des années de recherche et un effondrement financier (1987), Elizabeth Warren ne voit plus du même œil les Américains qui, toujours plus nombreux, se retrouvent devant le Tribunal des faillites : « Ce n’était pas des gens couverts de dettes qui essayaient de contourner le système. C’était des gens de la classe moyenne, ou qui voulaient y entrer, qui avaient tout fait pour éviter de se retrouver au tribunal. (…) Ils travaillaient dur pour ne pas sombrer, pour pouvoir se payer une maison (comme les parents de Warren) dans un district où il restait de bonnes écoles, pour que leurs enfants puissent continuer à faire partie de la middle-class ou pour qu’ils puissent y accéder. (…) Mais leurs économies avaient été emportées par la perte de leur travail, par un divorce, par une maladie. Ils vivaient toujours plus à crédit, et finissaient par se réfugier dans la faillite pour ne pas passer le restant de leurs jours dans la dette. Les faillis n’étaient pas, pour la plupart, des irresponsables — ils étaient trop responsables. »
Une fervente régulationniste
Recrutée à Harvard en 1992, Elisabeth Warren, désormais fervente régulationniste, voit les crises s’enchaîner sans que la feuille de route ultra-libérale n’en soit le moins du monde altérée. En 2005, elle assiste à la réduction du droit à la faillite personnelle : « Une grande victoire pour le lobby du business », remportée grâce à l’appui décisif du trio démocrate constitué par Joe Biden, Chris Dodd et Hillary Clinton — « Elle commence à comprendre comment les choses se passent à Washington ». En 2007, alors qu’apparaissent les signes avant-coureurs de la crise des saisies immobilières, Warren écrit une tribune libre pour exiger la création d’une nouvelle agence indépendante de protection financière des consommateurs. « Il n’est pas possible d’acheter un grille-pain qui a une chance sur cinq d’exploser en flammes et de mettre le feu à votre logis (…) mais il est tout à fait possible de refinancer une maison avec une créance hypothécaire qui a une chance sur cinq de mettre toute la famille à la rue, sans même que ce risque ne soit spécifié au propriétaire. »
L’article suscite l’intérêt de Barack Obama, qui nomme la juriste au conseil de surveillance du Fonds de secours. À Washington, elle horrifie les banquiers par son agressivité : « Comme beaucoup de conservateurs avant elle, elle s’était radicalisée en voyant s’effondrer les institutions qui fondaient le mode de vie traditionnel », écrit Packer. « Elle ne recherchait pas leurs faveurs ; au vrai, elle semblait haïr les banques. » Dans cet univers façonné par le consensus, la professeure de droit parle de laisser « un paquet de dents et de sang sur le sol ». Très vite, Warren a contre elle tout Washington : pour les démocrates en cour, elle est une « emmerdeuse » ; comme Barack Obama, elle parle des abus de la finance et de la pression intolérable qui pèse sur les classes moyennes ; « mais elle ne dit pas, dans le même souffle : ok, les mecs, il n’y a rien de personnel, trouvons un compromis ». Les Républicains la haïssent ; aux yeux des banquiers, elle est devenue « l’incarnation du Diable » ; ils déploient un intense lobbying pour l’empêcher de prendre la tête de l’agence de protection des consommateurs qu’elle a fondée — Obama y nommera finalement le second de Warren, Richard Cordray.
Le récit de Packer s’arrête en 2013, alors que la « populiste de la Prairie » quitte la capitale pour briguer un siège de sénatrice dans le Massachusetts. Pari gagné : Warren a remplacé le républicain Scott Brown et déploie sur Capitol Hill une intense activité à l’encontre du big business (« L’avidité des entreprises empoisonne l’Amérique ») ciblant notamment Citigroup (« Le troisième groupe de pouvoir de ce pays avec les démocrates et les républicains. (…) On aurait dû vous mettre en pièces »), Wall-Mart (« Personne dans ce pays ne devrait travailler à plein temps et rester pauvre »), la grande industrie pharmaceutique (« Les médicaments qui rapportent des milliards n’apparaissent pas en une nuit, et les contribuables participent autant à l’innovation que les fabricants de médicaments »). Ainsi que plusieurs entreprises contributrices à la Fondation Clinton, qui utilisent, selon elle, de manière dilatoire les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats. Le 29 juin dernier, la sénatrice, déjà pressentie au poste de vice-présidente, plaidait pour la création d’un nouveau dispositif anti-trust devant la New America Foundation et lançait une charge sans précédent contre les géants de la nouvelle économie. Apple, Amazon et Google « abusent de leur position dominante », affirme Warren, qui souhaite que la Federal Trade Commission intervienne directement au profit d’entreprises concurrentes telles que Spotify ou Yelp et entend limiter les concentrations d’entreprises, en leur imposant de prouver préalablement que les fusions n’auront pas d’effets anti-concurrentiels.
Retour de l’Etat dans l’économie, fin de la bienveillance envers la concentration du capital, protection des consommateurs : si Elizabeth Warren revendique — à juste titre — la maternité intellectuelle de la radicalité d’« Occupy Wall Street », elle invoque aussi l’héritage du « damned cow-boy » Teddy Roosevelt, artisan du « Square Deal » et de Franklin D. Roosevelt, inspirateur du « Banking Act » de 1933 qui établissait une séparation entre les activités des banques de dépôt et des banques d’investissement — la mesure fut abrogée en 1999 par un certain Bill Clinton pour permettre la création de… Citigroup.
Tout la sépare de Hillary Clinton
Tout, en théorie, semble séparer la « bull moose democrat » de l’épouse de l’ancien président, appuyée par le big business, qui devrait être investie à la fin du mois, au terme de la Convention démocrate de Philadelphie. Pourtant, Elizabeth Warren, fort critique envers Hillary Clinton au cours des années 2000, affiche désormais envers cette dernière une bienveillante neutralité. Après avoir découragé les membres de son entourage et de l’aile radicale du Parti démocrate qui souhaitaient la voir concourir aux primaires, « Liz » a également encouragé Bernie Sanders et la favorite des sondages, et s’est empressée d’annoncer son soutien à cette dernière dès l’issue des primaires. Un ralliement qui fait grincer des dents dans le camp de Sanders, où l’on n’hésitait pas, il y a encore quelques jours, à citer Clinton Cash, le brûlot dans lequel l’intellectuel républicain Peter Schweizer démonte les mécanismes de financement de la Fondation Clinton, pour critiquer la position d’Elizabeth Warren.
L’humeur n’est pas meilleure du côté de Wall Street, où les grands bailleurs de fonds menacent directement la future candidate démocrate de lui couper les vivres : « Nous n’avons rien à dire contre la gauchisation de votre discours ; nous comprenons bien tout ce que vous avez dû faire à cause de Bernie Sanders, mais si vous partez avec Warren, nous n’aurons plus confiance en vous » ; « si Clinton devait choisir Warren, toute sa base à Wall Street (sic) se détournerait d’elle », déclarent les donateurs dans une douzaines d’interviews recueillies par le site Politico le 20 juin dernier. Pour l’ex-première dame, l’équation tient donc de la quadrature du cercle : ouvrir le « ticket » à Elizabeth Warren — sans doute plus populaire encore que Bernie Sanders dans la « working-class » — assure le ralliement d’une gauche démocrate qui demeure fort réticente malgré le soutien tardif apporté par le sénateur du Vermont à la candidature Clinton.
Mais pareille combinaison a toutes les chances d’aliéner aux démocrates le soutien de Wall Street ; la défaveur des milieux d’affaires coûterait cher à l’ancienne secrétaire d’Etat, non seulement matériellement, mais aussi en crédibilité sur le plan économique — l’opinion, à en croire les sondages, considère que Donald Trump est plus compétent pour faire des affaires… Un compromis semble néanmoins pointer à l’horizon : selon le New York Times, Elizabeth Warren devrait ouvrir la Convention de Philadelphie ; or, l’usage veut que les candidats à la vice-présidence s’expriment au cours des débats : l’élue progressiste ne compterait donc pas au nombre de ces derniers. Dans le même temps, la plate-forme démocrate a été enrichie d’une disposition chère à Elizabeth Warren, qui vise à ne nommer « que des fonctionnaires qui ne sont pas redevables aux industries qu’ils auront à réglementer ».
Cette résolution, qui résonne comme une critique des multiples nominations de businessmen aux postes clefs de l’économie qui ont marqué l’ère Obama, rejoint dans le catalogue de propositions démocrates des éléments issus de la campagne de Bernie Sanders tels que l’augmentation du salaire minimum horaire à 15 dollars ou l’abolition de la peine capitale. « Ce n’est plus le parti de Bill Clinton, ni même celui de Barack Obama », regrette William Galston, ancien conseiller de l’époux d’Hillary dans les colonnes du Wall street Journal. De fait, par un éminent paradoxe, celle qui est sans nul doute la candidate démocrate la plus « droitière » de l’histoire récente portera le programme démocrate le plus « à gauche » depuis Franklin D. Roosevelt.
Le retour spectaculaire de la question sociale
Reste à savoir ce que ces engagements pèsent dans la balance face à ceux que la vainqueur des primaires a contractés envers des banques telles que Goldmann Sachs lors de réunions dont elle n’a jamais voulu produire les minutes… Si elle accède à la Maison Blanche, fut-ce avec l’appui de Wall Street, Hillary Clinton devra compter avec sa gauche : la percée de Bernie Sanders, qui n’a pu compter que sur les syndicats et les dons individuels pour faire campagne, montre que les deux mandats de Barack Obama, marqués par des renoncements successifs face à Wall Street, n’ont pas empêché un retour spectaculaire de la question sociale aux Etats-Unis.
Les Américains sont des « égalitaristes conservateurs », écrivaient Benjamin Page et Lawrence Jacobs juste après la crise ; et, par-delà la crainte du « big government » et des hausses d’impôts, c’est justement leur attachement à la liberté des marchés qui peut les porter à adhérer à un retour de la régulation et à un renforcement de l’Etat. Un programme qui semble taillé sur mesure pour Elizabeth Warren…
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