Élisabeth Vigée Le Brun, portrait de l’artiste en portraitiste


Élisabeth Vigée Le Brun, portrait de l’artiste en portraitiste

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Le Grand Palais propose une rétrospective d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun, portraitiste la plus en vogue au temps de Louis XVI. On y voit une peinture particulièrement subtile et empreinte d’un bonheur de vivre en sursis. Et on y découvre le destin étonnant d’une femme indépendante, ballottée par les événements, se lassant de son art et se confiant finalement à l’écriture.

La scène se situe début octobre 1789. Une femme et sa fille sont habillées en ouvrières. Il est minuit passé. Elles voyagent en diligence. Depuis plusieurs semaines, les murs de leur hôtel particulier ont été couverts d’inscriptions hostiles et des gardes nationaux ont pris position pour les empêcher de partir. Elles se sont quand même échappées grâce à ces déguisements. Cependant, la mère craint que la voiture ne soit arrêtée en traversant les faubourgs. Au contraire, tout s’avère calme. Les émeutiers, hommes et femmes, sont fourbus. Ils dorment tous. Il faut dire qu’ils viennent de passer deux journées bien remplies. Ils sont allés chercher la famille royale à Versailles et l’ont ramenée à Paris au milieu des piques.

Dans la diligence, en face de la femme et de sa fille, deux hommes rentrent en province. Le premier a mis à profit les événements pour voler des montres. La moisson est excellente. Il ne s’en cache pas. Pour parfaire son contentement, il voudrait que l’on mette plus de gens à la lanterne. Il insiste. La pseudo-ouvrière lui demande de ne pas parler de ça devant sa fille, encore jeune. L’homme sort un jeu de cartes pour faire une partie de « bataille » avec l’enfant.

Le second personnage est ce qu’on appellera bientôt un Jacobin. Il est également ravi d’avoir participé à ces journées. Il est confiant en l’avenir. Ça pulse bien.[access capability= »lire_inedits »] Il a profité d’un temps mort pour aller voir une exposition, explique-t-il. Après tout, c’est une chose à faire quand on monte à la capitale. À cette époque, pas besoin d’acheter l’Officiel des spectacles. Il n’y a, en pratique, qu’une exposition : le fameux « salon ». Un tableau l’a particulièrement enthousiasmé. C’est l’autoportrait d’une jeune femme avec sa fille, toutes deux vêtues à la mode antique. Le Jacobin n’en revient pas de cette composition. Tout ce qui est antique plaît aux révolutionnaires, c’est bien connu. Dans la diligence, la femme se tait. C’est elle qui a réalisé cette peinture. Elle s’appelle Élisabeth Louise Vigée Le Brun. C’est une proche de Marie-Antoinette, mais ce n’est pas le moment de s’en vanter. Née en 1755, elle a 34 ans, comme la reine. Elle part pour treize années d’exil à travers l’Europe. Sa réputation artistique la précède. Elle ne rencontrera pas de difficulté à susciter des commandes. Elle va mener une vie brillante de Naples à Saint-Pétersbourg et de Vienne à Berlin.

Son domaine de prédilection est le portrait. Elle a le chic pour rendre ses personnages vivants et naturels. Mais c’est surtout sa très belle picturalité qui lui vaut sa renommée. Certes, parfois ses compositions paraissent exagérément lisses et fignolées, comme le Portrait de Marie-Antoinette en grand habit de cour. Mais dans l’ensemble, et surtout dans les petits et moyens formats, elle réjouit l’œil. C’est le cas du très beau portrait de la baronne de Crussol. On prend plaisir à en parcourir les nuances, les fondus et les glacis. Mme Vigée Le Brun est la fille d’un bon peintre et l’épouse d’un grand marchand de tableaux. Elle a des idées très précises sur ce en quoi consiste une belle peinture. Elle fuit la vulgarité et les compositions néoclassiques sentencieuses.

Mme Vigée Le Brun paraît être le fruit d’un long affinement du goût en France. En effet, quand on rapproche son travail de celui de certains artistes français du siècle précédent, on se rend compte du chemin parcouru. Il faudrait sans doute nuancer, en prenant en compte les artistes français installés en Italie. Mais, tout de même, ce sont jusqu’aux œuvres du grand Poussin qui, comparées aux siennes, surprennent par le caractère souvent fruste et schématique de leurs visages. Et je ne parle pas de la Renaissance où la peinture française se trouvait dans les limbes. Avec cette femme, on atteint donc indiscutablement un sommet de subtilité et de concision. À l’instar d’une musique de chambre, son style est simple, discret, subtil, vibrant, irréprochable.

Si je parle de sommet, c’est aussi en référence à ce qui suit. La débâcle de l’Ancien régime a, en effet, de profondes conséquences sur les arts. Beaucoup d’artistes de premier plan, comme Fragonard, périclitent du fait de la disparition de l’aristocratie commanditaire, ruinée ou émigrée. Inversement, les changements politiques amènent sur le devant de la scène des artistes parfois plus préoccupés de raison et de morale civique que de la consistance de leur peinture. Parmi eux, on peut citer une sorte d’homonyme de Mme Vigée Le Brun, assez représentatif du contexte, François Topino-Lebrun (1764-1801). Ce proche de David est membre du Tribunal révolutionnaire. Ce que l’on appellerait de nos jours un artiste « engagé ». C’est à ce titre qu’il a été sorti de l’oubli dans les années 1970 par les tenants de la Figuration narrative. Malheureusement, Topino-Lebrun nous laisse des Mort de Caius Gracchus et autres Siège de Sparte aussi pompeux que rudimentaires. Il est l’antithèse absolue de Vigée Le Brun.

On ne peut pas parler d’elle sans s’attarder un peu sur le fait qu’elle est une femme dans une période où la plupart des artistes sont des hommes. Il y a eu quelques précédents de femmes reçues dans l’institution de l’Académie royale, mais les académiciens chipotent quand Mme Vigée Le Brun présente sa candidature. Son joker s’appelle Marie-Antoinette. Louis XVI avoue « ne pas s’y connaître en peinture », mais il relaye le souhait de la reine en ordonnant l’admission de la portraitiste à l’Académie.

Cette nomination venue d’en haut ne résout pas tout. En particulier, en tant que femme, Mme Vigée Le Brun reste exclue de l’étude d’après le nu masculin. C’est un gros handicap. En effet, il s’agit d’une formation indispensable pour se préparer à la peinture d’histoire, genre alors jugé le plus noble.

On sait que les salons littéraires et l’art de la conversation faisaient une place importante aux femmes. Le xviiie siècle compte aussi un nombre significatif de femmes peintres ou pastellistes. Certaines font d’ailleurs preuve d’un grand talent. C’est le cas, par exemple, d’Angelika Kauffmann (1741-1807), d’Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) ou, un peu plus tôt dans le siècle, de la sublissime Rosalba Carriera (1675-1757). Elles ont en commun de s’être principalement vouées au portrait, spécialité la plus ouverte aux femmes de cette époque.

Malgré ces restrictions, son opiniâtreté et son talent lui permettent de figurer parmi les peintres les plus renommés de son temps. Durant ses années d’exil, au fur et à mesure de ses pérégrinations, elle est admise dans les académies les plus prestigieuses. Elle s’est séparée de son mari, resté à Paris, et parcourt l’Europe en femme étonnamment libre et ne comptant que sur elle-même.

Un aperçu de sa personnalité nous est donné par les nombreux autoportraits qu’elle a laissés. Dans certains, où elle se représente avec sa fille, elle met l’accent sur la tendresse maternelle. Dans d’autres, elle exprime sa joie d’être une jolie femme. Il faut citer, en particulier, l’Autoportrait au chapeau de paille. Elle s’y mesure avec succès au Portrait au chapeau de paille que Rubens a brossé de sa seconde épouse. La seconde toile est presque l’antithèse de la première. Le maître d’Anvers mettait en couleurs une bimbo torride. Mme Vigée Le Brun se blaireaute en élégante tranquille habitée par une sorte de grâce champêtre. Elle exprime dans cette toile un idéal féminin qu’elle reproduit presque à l’identique avec sa Mme de Polignac. De peinture en peinture, on la sent surtout inspirée par les jolies femmes dans son genre, portant comme elle, avec simplicité, de belles toilettes.

Les uns trouveront cela superficiel. D’autres, au contraire, délicieux. Il y en a auxquelles ça n’a pas plu du tout, ce sont les féministes. C’est le cas en particulier de Simone de Beauvoir, qui abhorre au dernier degré Mme Vigée Le Brun, comme femme et comme mère. L’auteur du Deuxième sexe dénonce « cette idole imaginaire bâtie avec des clichés », surtout quand elle « ne se lasse pas de fixer sur ses toiles sa souriante maternité ».

Lorsqu’elle atteint environ 45 ans, Mme Vigée Le Brun semble se désintéresser de ses peintures à la façon dont on s’ennuie d’un « ouvrage de dame ». Ses modèles l’irritent ou lui paraissent vulgaires. Elle éprouve de la fatigue à manier les pinceaux. En outre, depuis qu’elle est rentrée en France, en 1802, son idéal féminin et son style de peinture sont passés de mode. Elle a peu de commandes. Elle peint de moins en moins et, finalement, plus du tout. Il lui reste près de quarante années à vivre. Son destin ressemble beaucoup à celui de Tamara de Lempicka (1898-1980) qui, après avoir été une star de l’art déco, cessera toute activité et tombera dans un long oubli[1. Avant d’être redécouverte dans les années 1970 par le galeriste Alain Blondel.].

Il faut attendre longtemps pour qu’il se passe quelque chose dans sa vie. Encore et toujours, on la ramène à Marie-Antoinette, ce qui l’agace. En outre, diverses histoires plus ou moins fantasmagoriques continuent à circuler sur son compte. En particulier, il y a cette correspondance érotique apocryphe entre elle et Charles Alexandre de Calonne. On y attribue aux amants présumés une énergie sexuelle phénoménale, attestée notamment par l’écroulement d’un lit à baldaquin. Finalement, alors qu’elle a dépassé les 70 ans, elle sort soudainement de sa réserve et se lance dans l’écriture. Elle rédige ses Souvenirs, y consacrant douze années. On l’aide, mais, très vite, elle trouve un style plaisant qui s’apparente au ton de la conversation. On peut regretter qu’elle lisse certaines aspérités de sa vie ou qu’elle insiste sur ce qui lui « fait honneur », par exemple quand un souverain se baisse pour ramasser ses pinceaux ou qu’un autre lui apporte une tasse de café. Cependant, son texte est un parcours à travers l’Europe de son temps. On y trouve des galeries de portraits, cette fois-ci peints avec des mots. Parfois, cela se transforme en guide de voyage, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant. En particulier, au fur et à mesure de ses pérégrinations, elle nous explique pourquoi elle préfère certains peintres comme Guido Reni (Le Guide), Le Guerchin ou d’autres. Son regard est passionnant en ce qu’il diffère beaucoup de celui qu’auraient aujourd’hui nombre de nos contemporains, plus attirés par la Renaissance.

Le premier tome de cet ouvrage paraît en 1835. C’est un succès. Cette femme étonnante meurt en 1842, à 88 ans. Elle aura connu la gloire artistique et la notoriété littéraire, séparées par un vide de trente ans.[/access]

À voir absolument : Élisabeth Louise Vigée Le Brun, Grand Palais, du 23 septembre au 11 janvier.

Novembre 2015 #29

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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