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Elisabeth Lévy est-elle une machine?


Elisabeth Lévy est-elle une machine?

« Elisabeth Lévy, ne réagissez pas mécaniquement ! » C’est Edwy Plenel qui a lancé cette supplique, il y a quelques jours, sur le plateau de « Ce soir ou jamais ». L’émission de télévision de Frédéric Taddei est, à ma connaissance, celle qui a connu le plus grand nombre de moments de grâce ou de pensée depuis l’invention de ce répugnant média. Elle s’apparentait, ce soir-là, à un dialogue de sourds chaotique et assez peu fécond, dans lequel Elisabeth était bien loin d’avoir le monopole des réactions mécaniques. Pourtant, une sorte de curieuse douceur se mêlait au chaos.

À plusieurs reprises, Edwy Plenel, l’antique adversaire, regardait notre vaillante et bouillonnante cheftaine avec une sorte de bienveillant attendrissement, en remuant imperceptiblement son visage de chouette mystérieusement et perpétuellement effrayée. Elisabeth était prise dans une étrange brochette, assise entre Philippe Sollers et Alain Bauer. L’étroit voisinage de Sollers et Lévy, tous deux gesticulateurs invétérés, débordant sans cesse physiquement l’un sur l’autre, donnait lieu à une pure merveille burlesque. Le corps d’Elisabeth, aussi fluet que batailleur, aussi menu qu’impavide, repoussait pugnacement, avec une patience inépuisable, le corps gigantesque, massif de Sollers, qui la surplombait tel un titan, un colosse au bout du bras duquel tous les invités semblaient craindre à chaque seconde qu’elle ne demeure définitivement suspendue, ses bottines battant désespérément dans les airs comme les pattes de Gregor Samsa.

« Elisabeth Lévy, ne réagissez pas mécaniquement ! » Si la menace de l’automatisme s’était retirée tout entière dans la seule personne d’Elisabeth Lévy, l’humanité pourrait dormir tranquille. Mais ce n’est à l’évidence pas le cas. L’exhortation d’Edwy Plenel et l’ambiance irréelle de ce plateau télévisé m’ont plongé peu un peu dans une rêverie lointaine. Et je me suis soudain souvenu d’Amsel. Grâce à ce personnage, Günter Grass a exploré mieux que personne, dans Les années de chien, le mystère du possible devenir-mécanique de l’homme. Marchons à la rencontre d’Amsel. Amsel, c’est-à-dire le merle en allemand. « Sa vocation consista d’emblée à inventer des épouvantails. Pourtant il n’avait pas de haine à l’endroit des oiseaux ; en revanche, les oiseaux, de quelque volée et de quelque plumage qu’ils fussent, avaient quelque chose contre lui et son esprit fertile en épouvantails. »

L’épouvantail, le grand amour d’Amsel depuis sa jeunesse, devient dans Les années de chien un motif envoûtant, à la fois concret et d’une richesse métaphorique inépuisable. Il accompagne fidèlement Amsel tout au long de son terrible destin. Suivant Amsel pas à pas, Günter Grass nous révèle comment un seul et même homme peut être successivement un stalinien enflammé, puis un nazi exalté, avant de devenir après-guerre enfin un adorateur enfiévré de la démocratie et un chasseur de nazi intraitable. De métamorphose en métamorphose, Amsel reste toujours effroyablement identique à lui-même, animé par une passion idéologique aveugle à l’existence concrète. Amsel a beau revêtir ses épouvantails bien-aimés d’uniformes à chaque fois différents, il s’agit toujours d’uniformes et ceux-ci sont toujours portés par des épouvantails, par des êtres effrayants dont l’ardeur destructrice semble être à l’aune de leur peu de substance. L’âme d’Amsel, rétive à toute expérience, est affamée. Elle est affamée de pureté, d’épurations et de persécutions. « Les oiseaux, de quelque volée et de quelque plumage qu’ils fussent » ont bien raison de craindre Amsel, car il change de victimes émissaires comme de chemises.

Amsel l’inconstant ne trahit jamais sa jeunesse. Il ne trahit jamais l’épouvante et ses épouvantails. Il demeure fidèle à son innocence meurtrière comme à sa passion des uniformes et du mimétisme. Pourtant, et c’est là le miracle des Années de chien, Amsel n’est pas un monstre. Il est au contraire d’une profonde, douloureuse et bouleversante humanité. Amsel constitue une possibilité humaine qui peut s’emparer de l’âme de n’importe quel homme, comme Grass le souligne avec humour : « Assurément on peut dire : de chaque homme on peut tirer un épouvantail ; car enfin, il ne faut pas l’oublier, l’épouvantail a été créé à l’image de l’homme. »

Amsel est notre frère. Nous sommes tous susceptibles de transformer notre chair en machine, de devenir les doubles mécaniques de nous-mêmes et d’accoucher d’épouvantails. Dans L’ère des neutralisations, le tragique épouvantail de génie Carl Schmitt note : « L’antithèse facile qui oppose l’organique [le vivant] au technique est elle-même d’un mécanisme primitif. » Cette remarque me semble rejoindre en profondeur le mystère d’Amsel : la tortueuse complicité qui lie le mécanique et le vivant, l’humain et l’inhumain. Amsel et nous-mêmes.

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