Après un temps de flottement, le Hezbollah a finalement confirmé que son leader avait bien été tué à Beyrouth dans un bombardement israélien.
Au Moyen-Orient, la nuit de vendredi à samedi a été longue, et tous les regards étaient tournés vers le sud de Beyrouth. Juste avant 18h30, vendredi, d’énormes explosions ont retenti dans la capitale libanaise et dans ses environs. Une série de frappes de l’aviation israélienne a visé un pâté de maisons dans le quartier de Haret Hreik, cette banlieue sud fief du Hezbollah. 80 tonnes d’explosifs dont des munitions anti-bunker ont pulvérisé six bâtiments lui appartenant situés dans une zone résidentielle, et surtout le sous-sol abritant le QG principal de la milice.
Pourquoi Israël a pris un tel risque
Ce moment a été choisi car Israël disposait des renseignements indiquant la présence dans le lieu de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Le plus gros poisson imaginable, entouré des hauts gradés du Hezbollah et de l’Iran, dans un équipement militaire important. Voilà pourquoi Israël a pris le risque de tuer des centaines de civils dans l’opération. Très vite il était clair que Nasrallah était effectivement dans le QG. Mais, pendant la nuit, les informations diffusées étaient contradictoires. Ce n’est que tard ce samedi matin que la nouvelle a été confirmée : Hassan Nasrallah est bien mort. L’annonce de sa disparition, d’abord relayée par l’armée israélienne puis confirmée par le Hezbollah, marque l’aboutissement d’une semaine qui a bouleversé l’ensemble des cartes. Le scénario d’une guerre totale, qui n’était jusque-là qu’une hypothèse, est devenu une réalité pour la première fois depuis le 8 octobre 2023, lorsque le Hezbollah a décidé de s’engager dans le conflit avec Israël.
Tout le monde savait théoriquement que le rapport de force penchait nettement en faveur d’Israël, mais il est probable qu’aucun membre du Hezbollah ou de l’axe iranien n’ait anticipé que la milice, l’une des plus puissantes au monde, allait subir de tels revers – entraînant le Liban dans sa chute – en l’espace de quelques jours. Le Hezbollah a sans doute été victime du « syndrome de la victoire ». Convaincu que, depuis 40 ans, il remportait des succès contre Israël, le mouvement s’est retrouvé dans une situation similaire à celle de la France en 1940. Après une « drôle de guerre » de 11 mois, ceux qui avaient tiré les leçons de leurs échecs passés ont commencé à jouer leurs meilleures cartes.
L’erreur de Nasrallah
Nasrallah, pourtant fin connaisseur d’Israël, aurait sous-estimé la volonté de son ennemi de prendre des risques d’escalade au Liban. Il s’est également trompé sur Netanyahou. Il connaissait l’aversion de son adversaire israélien pour les conflits et les risques : Bibi est l’homme du « containment » et du « statu quo ». En 2014, Nasrallah l’avait observé reculer devant l’option qui s’offrait à lui d’élargir l’opération contre le Hamas au-delà de sa dimension aérienne. Il l’a testé et provoqué en 2023, sans réactions immédiates de la part de Netanyahou : lors d’un attentat raté commis par un homme du Hezbollah à l’intérieur des frontières d’Israël, la tentative d’assassinat d’un chef d’Etat-major pendant son jogging matinal à Tel-Aviv, et avec l’installation de tentes au nord de la barrière mais en territoire israélien. Enfin, lorsque les généraux israéliens et le ministre de la Défense ont souhaité frapper le Hezbollah, le 11 octobre 2023, c’est encore Bibi qui a réussi à bloquer l’initiative. Sauf qu’une fois contraint d’agir, ce même Bibi est prêt à aller loin pour mener l’opération selon ses propres conditions.
Cette erreur d’appréciation a conduit Nasrallah à s’accrocher à l’idée qu’il pouvait mener un conflit à la fois prolongé et limité dans son intensité. Il a dû croire que la dissuasion empêcherait l’escalade. Quelle qu’en soit la raison, il s’est enfermé dans une stratégie sans issue – pas de cessez-le-feu au nord sans cessez-le-feu avec le Hamas – sans jamais la remettre en question, malgré les efforts des Américains et des Français pendant de longs mois.
Ainsi, du jour au lendemain, le Hezbollah s’est retrouvé dans une position où il ne pouvait ni protéger ses militants, ni ses partisans, dont des centaines de milliers sont désormais déplacés. Il s’est humilié face à une population libanaise plus large qui lui était déjà hostile. En étant si confiant dans son pouvoir, malgré l’hostilité grandissante, le Hezbollah a renforcé l’idée qu’il pouvait garder tout le monde sous contrôle. Maintenant qu’Israël frappe durement le parti, il apparaît vulnérable.
Nasrallah s’est laissé enivrer par ses propres illusions et ses discours télévisés. Les expressions comme « unité des fronts » et « cercle de feu » ont masqué une réalité bien plus complexe. Toutes ces milices ne constituent pas une OTAN. Mal coordonnées, leurs capacités sont limitées par le fait qu’elles opèrent depuis des États faillis et en faillite.
De la même manière que le Hezbollah semble incapable de protéger ses hommes et ses partisans, la « maison mère », l’Iran, paraît également incapable de protéger ses alliés (sans parler de ses invités VIP, et de ses généraux). Et ce n’est pas de bon augure pour l’axe de la résistance.
Israël a une bonne longueur d’avance
Nous sommes loin du scénario de 2006. Il est désormais évident qu’Israël préparait cette guerre depuis 18 ans. Le pays a réussi à infiltrer la milice (et son mentor iranien) et semble tout connaître de son fonctionnement : son système de communication, ses cachettes, ses quartiers généraux, ses dépôts d’armes, et probablement ses plans et décisions. Ainsi, au moment opportun, Israël a réussi à décapiter le Hezbollah en quelques jours. La milice pro-iranienne semble aujourd’hui désorientée, comme en témoigne le temps qu’elle a mis à annoncer la mort de son chef.
Israël a également anéanti les paradigmes sur lesquels reposait la stratégie du Hezbollah. L’équilibre de la dissuasion, dont se vantait Nasrallah, la puissance d’un mouvement terroriste devenu guérilla, puis armée régionale, et le génie politique, militaire et stratégique inégalé de Hassan Nasrallah, l’un des hommes les plus influents du Moyen-Orient, ont tous été mis à mal. L’idée de « l’unité des fronts » est, elle aussi, réduite à néant dans la poussière de Beyrouth. Le Hezbollah est à terre, et ni Assad ni l’Iran ne semblent prêts à venir à son secours. Quant aux Houthis et aux milices irakiennes, il est difficile de voir ce qu’ils pourraient faire de plus.
Quant à la suite des événements, il est impossible de savoir ce qui se passe à l’intérieur du Hezbollah. Israël déploie son plan de guerre depuis quinze jours, mais on ignore à quel point ses milliers de frappes ont affaibli les deux piliers du Hezbollah : son arsenal de roquettes, missiles et drones, et ses unités d’infanterie. En d’autres termes, combien de ses 150 000 missiles et roquettes restent-ils opérationnels, et dans quel état se trouvent ses dizaines de milliers de combattants ?
Même décapité, il ne faut pas exclure la possibilité que le Hezbollah ait encore les moyens de mener des opérations contre Israël. À l’image du commandant d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins, les cadres du Hezbollah auraient peut-être reçu des consignes à suivre en cas de rupture de communication avec le QG.
La société libanaise entre deux feux, Téhéran en mauvaise posture
Après le choc initial, le Hezbollah peut-il se relever ? Et, dans ce cas, sera-t-il plus sensible aux pressions de la société libanaise (y compris les chiites) qui, bien que solidaire de Gaza, ne souhaite pas cette guerre que le gouvernement libanais n’a pas approuvée ?
C’est à l’Iran de décider s’il accepte cette défaite, ou s’il tente de revenir dans la partie en provoquant une escalade. Le dilemme est cruel, car accepter une défaite signifierait reconnaître que la République islamique n’est qu’un tigre de papier, incapable de protéger ses alliés à Gaza et à Beyrouth. À l’inverse, stopper le massacre permettrait de préserver l’atout essentiel du Hezbollah, à savoir ses missiles de haute précision, supposés protéger l’Iran en cas d’attaque directe. Sans le Hamas et le Hezbollah, Israël et les États-Unis pourraient concentrer tous leurs efforts sur l’Iran, mettant en péril la survie du régime.
Les mollahs pourraient certes considérer qu’une riposte minimale est nécessaire pour rééquilibrer le rapport de force avant de négocier avec les États-Unis. Ils pourraient chercher à frapper symboliquement une cible facile, comme ils l’ont fait en 1992 et 1994, en Argentine. Cependant, malgré les tensions palpables entre MM. Netanyahou et Biden, les États-Unis ont clairement indiqué qu’ils ne resteraient pas les bras croisés face à une telle guerre. Téhéran sait qu’elle n’a pas les moyens d’affronter directement Israël et les États-Unis, soutenus par la Jordanie et les pays du Golfe. Pour le régime iranien, le choix est donc entre l’humiliation ou la survie, la priorité étant de préserver son programme nucléaire, son ultime assurance-vie. Et c’est précisément là que les choses pourraient se précipiter. Un Iran qui n’a plus ses alliés supposés former une force de dissuasion protégeant son programme nucléaire pourrait être tenté de se lancer dans la course à la bombe… ce qui pourrait pousser Israël et les États-Unis à l’en empêcher, comme ils s’y sont engagés.
Bien sûr, cet affaiblissement brutal du Hezbollah pose également la question du Liban. Pour Israël, une solution durable au conflit dépend de la capacité de la société libanaise à soutenir un État souverain, détenteur du monopole de la force armée et de la politique étrangère. Même solidaire de la cause palestinienne et généralement hostile à Israël, c’est la clé pour une stabilité et une résolution pacifique de certains différends. La question est désormais de savoir si le Hezbollah est suffisamment affaibli et s’il existe des forces libanaises prêtes à profiter de cette faiblesse pour s’imposer comme un contre-pouvoir crédible face à la milice chiite. On peut être certain que les vétérans de la politique libanaise (Jumblatt, Berry, Aoun), des acteurs dont les carrières pourraient faire pâlir Machiavel, se posent cette question en ce moment même. Même si les choses évoluent de manière moins dramatique, le Liban se retrouvera sans Hassan Nasrallah, la voix et le visage de « l’axe », l’homme qui l’étouffait depuis 30 ans. Sa disparition pourrait accélérer l’éloignement des Libanais vis-à-vis du Hezbollah. Cette guerre, décidée sans leur accord, semble être le pas de trop qui aurait détruit la crédibilité du Hezbollah, même auprès de sa propre base populaire chiite. Le Hezbollah ne disparaîtra pas, mais il pourrait subir une « amalisation », c’est-à-dire se transformer en un parti politique chiite jouant un rôle central dans le jeu du pouvoir. Cependant, à court terme, on ne peut que craindre le chaos et s’attendre à diverses tentatives du Hezbollah pour s’accrocher au pouvoir et s’imposer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.