Demain soir, le célèbre opéra de Richard Strauss est donné à l’opéra Bastille. Il reste six représentations.
Deux heures de lyrisme incandescent, d’hystérie morbide, d’éréthisme libidinal. Deux heures de frénésie pulsionnelle coulée dans une étoffe orchestrale rutilante, capiteuse, traversée de discordants mouvements de valses, de modulations dissonantes, de bouleversantes stridulations vocales. Dans la fosse, un effectif de plus d’une centaine de musiciens !
Opéra convulsif s’il en est, Elektra fut reçu, à sa création à Dresde en 1909, par des huées, des sifflements d’indignation – on a du mal à le croire ! Quatre ans après Salomé, fulguration orientaliste de moins d’une heure tirée de la pièce d’Oscar Wilde, Richard Strauss (1864-1949) entreprend d’adapter la tragédie de Sophocle pour la scène lyrique, sur la base d’une pièce ultra « fin-de-siècle », du plus extrême raffinement, écrite par un jeune auteur autrichien, Hugo von Hofmannsthal, de dix ans son cadet. Pièce à la représentation de laquelle le compositeur avait assisté, au Deutsche Theater de Berlin, en 1904, dans une mise en scène d’avant-garde signée d’un type alors âgé de moins de trente ans, Max Reinhardt, lui aussi promis à une immense célébrité. Point de départ d’une collaboration Strauss-Hofmannsthal qui se poursuivra jusqu’à la mort de l’écrivain, en 1929 : Le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos, La femme sans ombre – autant de futurs chef d’œuvres… En attendant, Strauss coupe rageusement dans ce texte au style trop faisandé à son goût, pour condenser l’action et accroître la tension. Quitte à commander quelques vers de liaison à son librettiste en herbe. Dans un article lumineux inséré dans le programme du présent spectacle, le compositeur et musicologue Karol Beffa avance que « ce qui naît de cette rencontre (…), ce n’est pas l’ensauvagement de la musique ni un opéra barbare, c’est un ressaisissement de l’esprit tragique ».
De fait, c’est à la louche qu’Elektra puise au chaudron en ébullition de la fable grecque – la fameuse saga mythologique des Atrides : Electre fomentant sa vengeance contre sa mère Clytemnestre qui, aidée de son amant Egisthe, a immolé son père Agamemnon ; Chrysothemis, sœur d’Electre, exhortant celle-ci à déguerpir avant que leur génitrice ne l’enchaîne ; Oreste, le frère exilé sur ordre de Clytemnestre, qu’on croyait mort, mais qui réapparait pour être in fine le bras de la vengeance… A la hache, s’il vous plaît ! Le tragique à l’état pur.
Dans une lettre, Hofmannsthal écrit à Strauss qu’Elektra est « un composé de nuit et de lumière, noir et clair. » Reprise pour la première fois à l’Opéra-Bastille ce mois de mai, la fabuleuse mise en scène imaginée par le canadien Robert Carsen en 2013 tient compte de cette remarque pour ainsi dire à la lettre. Se faisant scrupule de congédier absolument ce cossu décoratif qui, trop souvent, charge les scénographies lyriques d’un fatras d’éléments oiseux, Carsen trace un subtil réseau de sens où se répondent costumes, lumières, architecture du plateau, chorégraphie et gestuelle, selon une économie de moyens attentive à esquiver l’anecdotique, le superflu, le clinquant. Envahie par la nuit, sa régie restitue, dans une osmose intelligente, cette essence primitive, ce climat de démence asilaire qui fait d’Electre un animal déchaîné, à travers un décor unique qui encage les protagonistes dans un puit anthracite dont une noria de pythies grifferont de leurs ongles le terreau fuligineux de son sol ; la tombe béante d’Agamemnon y est creusée comme une blessure ouverte, sépulture souterraine occupant le centre de cette arène – sans autre échappatoire que la mort.
Au soir de la première, sous la baguette plus sensiblement volcanique que pétrie d’onctuosité du Russe Seymon Bychkov (lequel a récemment dirigé Elektra à Vienne), la soprano finlandaise a dû remplacer au pied levé dans le rôle de Chrysothemis la franco-sud africaine Elza van den Heever, souffrante. Dans sa magnifique corpulence drapée de deuil, la soprano américaine Christine Goerke habite quant à elle une Electre d’une densité stupéfiante – puissance vocale, vibrato ravageur, graves qui donnent le frisson. L’islandais Tomas Tomasson dans Oreste, tout comme la soprano allemande Angela Denoke (qui campe une Clytemnestre étrangement immaculée et singulièrement juvénile, en robe blanche, telle une icône réchappée du premier Septième art) ont été associés à juste titre au triomphe qu’a fait le public, ce 10 mai, à un spectacle inoubliable à tous égards. Il reste six représentations. A bon entendeur.
Elektra. Tragédie en un acte de Richard Strauss, sur un livret de Hugo von Hoffmansthal. Orchestre et chœurs de l’Opéra de Paris. Direction Seymon Bychkov ( 10/22 mai) et Case Scaglione ( 26 mai/1er juin). Mise en scène : Robert Carsen. Avec Christine Goerke, Angela Denoke, Elza van den Heever, Gerhard Siegel, Tomas Tomasson…Durée : 1h45.
Opéra-Bastille. Les 13, 16, 19, 26 mai à 20h ; les 22 et 29 mai à 14h30.
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