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Elections américaines: la rhétorique en campagne

Nous ne savons pas encore qui a gagné les élections. Mais qui a gagné la campagne électorale?


Elections américaines: la rhétorique en campagne
NY: U.S. election night in New York City Lev Radin/Sipa USA/SIPA 3-11-2020 Shutterstock40803252_000009

À l’heure où le monde a les yeux rivés sur les résultats des élections présidentielles, comment les candidats ont-ils exploité la rhétorique, cette vieille arme politique? Un bilan sous forme de questions et réponses.


Trump est un tribun, mais encore?

C’est Trump qui a propulsé la rhétorique, sous tous ses angles, au devant de la scène. On a affaire à un paradoxe : le président sortant est hors cadre avec un challenger tout à fait dans le cadre. Auparavant le sortant ou, quand il y avait deux candidats nouveaux, celui ou celle appuyée par le sortant, était exactement dans les codes politiques de Washington. Là non, et Trump a joué sur trois registres rhétoriques:

– un, il a usé à fond du prestige réel que The Office of the President a dans l’Amérique profonde, et de ses moyens matériels – il fait campagne en se servant de l’appareil d’État, ce qui est normal aux USA; le prestige de la fonction et tout l’apparat qui l’entoure compte.

– deux, il a monté en puissance sa propre rhétorique qui lui avait fait gagner l’élection de 2016, ce style à lui qui est direct, sans ambages, franc du collier, que ses électeurs adorent ; un rallye récent de voitures à Miami a réuni 14 000 véhicules, on dit même 30 000. Biden: 700.

– et trois, Trump a compris comment manipuler les sacro-saintes règles du débat à l’américaine d’abord en déstabilisant Biden dans le premier débat, et puis dans le dernier débat en montrant qu’il pouvait très bien faire comme un politicien de métier.

Les intellectuels libéraux se plaignent de la « polarisation » de la vie politique, donc de la puissance de la rhétorique mais ils vivent dans une bulle où tout doit être un compromis de bon ton, en accord bien sûr avec l’idée que les élites ont raison, et les autres tort. Or l’avantage du dernier débat est qu’il a montré une cassure très nette entre les deux programmes – et révélé que Biden dit une chose sur le plateau, « fracking », « oil »…, et une autre sur le terrain. En tout cas, deux scénarios complètement différents et deux rhétoriques opposées sur l’avenir des USA. Et ça c’est très bon pour mobiliser la base.

Quels sont les publics visés par Biden et Trump?

S’il s’agissait d’un tournoi oratoire, genre Sciences-Po, on pourrait demander à des spécialistes : qui a le mieux argumenté, répondu etc lors des deux débars. Cela c’était l’illusion de la commission, une ONG, faite de vieux croûtons, qui ont organisé les débats. Attention « debate » à l’américaine ce n’est pas débat à la française : c’est un genre quasiment scolaire. Bref, non pas qui a gagné ? Plutôt qui l’a remporté sur qui ?

Dans une performance rhétorique on est face à trois auditoires, toujours : ceux qui vous soutiennent, ceux qui vous détestent, et ceux qui sont indifférents ou indécis – 7%. Ceux qui vous soutiennent, il faut leur montrer que vous êtes vraiment leur champion. Ceux qui vous détestent, il faut s’en servir comme des épouvantails. Les indifférents, on se demande: vont-ils aller voter ?

Il est amusant de voir qu’après chaque débat les trumpistes lui ont donné une note positive allant jusqu’à 95% ; mais que du côté Biden pareil. Bref en direction des leurs, Trump et Biden ont gagné.

Mais il y a une différence de taille : l’électorat trumpien est homogène, il s’est rallié et se rallie derrière lui, y compris maintenant avec 46% de satisfaction chez les Noirs envers sa politique, un prodigieux bond en avant dû au dernier débat.

Les communicants de Biden répètent la même erreur que ceux d’Hillary Clinton : ils ont oublié que « faire campagne » c’est aller à la campagne, littéralement

Par contre l’électorat de Biden est hétérogène: de l’extrême gauche anarchiste à la bourgeoisie intellectuelle des grandes villes ; des pro-islamistes aux Black Lives Matter. Et là le taux d’appréciation varie, quand on veut bien nous le donner. Très difficile pour lui d’avoir une rhétorique à géométrie variable. Pour preuve : un sondage CNN, dont l’échantillon est d’ à peu près 1500 personnes, donnait 70% d’approbation pour Biden – mais cet échantillon est composé de sympathisants démocrates, ce qui veut dire que 30% de ses électeurs potentiels se sont désolidarisés de lui, et ceux après les débats. Pourquoi ?La persuasion fonctionne mieux en direction d’un auditoire homogène. Et c’est crucial car aux USA il n’y a que les partisans qui votent: la participation tourne autour de 50-55%, sauf en 2016 où elle est montée à 59%. C’est le taux le plus bas des grandes démocraties fonctionnelles. D’où l’importance de cibler son public et de le mobiliser. Plus il est homogène, mieux c’est: 94% des républicains qui votent appuient Trump. Et les médias « mainstream » commencent à relever que les immenses files de gens qui viennent voter par anticipation ne sont pas uniquement des files d’électeurs démocrates.

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Quels sont les éléments rhétoriques-clefs, avant l’élection ?

La classe politique américaine est dans l’incapacité de voir une chose importante : aller au contact de la parole est toujours une valeur sûre. D’accord, on sait que les comptes sociaux en ligne de Trump écrasent par leur fréquentation ceux de Biden, de très, très loin. 60M de « likes » sur Instagram contre 34M pour Biden, ces 30 derniers jours. Trump : 130M de partages sur Facebook, 18M pour Biden.  Trump a compris les Big Tech mieux que personne.

Or, les communicants de Biden répètent la même erreur que ceux d’Hillary Clinton : ils ont oublié que « faire campagne » c’est aller à la campagne, littéralement. Un commentateur devant les rallies qu’enfile Trump, à 74 ans, jusqu’à cinq par jour, durant chacun entre 40 et 60 minutes, sans téléprompteur, au chic, a bien vu la chose : Trump est revenu à ce qu’était être en campagne avant la télévision et les annonces publicitaires politiques. Il a sillonné le pays depuis quasiment son élection voilà quatre ans – rhétorique au contact. Biden reste dans son garage.

D’où, une autre chose qu’on n’a pas vraiment noté : le peu de cas que Trump fait des messes télévisuelles, comme l’émission phare « 60 Minutes » : si ça ne lui plaît pas, si le montage lui est défavorable, alors il lâche sur Internet l’enregistrement complet avant que l’émission ne passe. Imaginez cela en France… Bref il propulse un contre-argumentaire, il contrecarre. La télé est littéralement dépassée: ces émissions sont traitées comme des  éléments de stratégique rhétorique, et ont perdu leur efficacité quant au débat politique.

Côté Biden, trois stratégies qui ne collent pas les unes aux autres, disjointes. Pour les « geeks » de Biden, tout est Internet. Pour ses coaches de prise de parole, ils l’ont cadré comme politicien de carrière avec des mots et gestes préparés d’avance. Pour ses communicants en image, ce qui compte ce sont des millions de dollars, des sommes affolantes, en publicité politique, une sorte d’obsession Hollywood de la politique. Stratégie hétéroclite. Les républicains ont donc trouvé la brèche: Biden est « sénile ». Des preuves ? Il appelle les fameux Proud Boys  « Poor Boys » – ce qui a fait rire : en Louisiane le Po’Boy c’est un sandwich au crabe. Il dit à des électeurs ouvriers qu’ils sont des tarés (« chumps ») s’ils ne votent pas pour lui. Il avertit un auditoire noir qu’un noir qui ne vote pas pour lui c’est un mauvais noir. Il nomme Trump « George » et a appelé le mari de sa colistière Kamala Harris « son épouse ». Ce ne sont pas des gaffes : il peine à cibler chacun des publics hétéroclites qui forment son électorat potentiel, et se prend les pieds dans le tapis.

Un « take away » avant le Jour J?

Ce qui est apparu enfin au plein jour est une rhétorique des sondages. Les sondages sont devenus des argumentaires partisans. Depuis que les sondages ont eu tout faux – sauf un, Trafalgar Group – pour l’élection de 2016, les sondages eux-mêmes sont devenus des éléments d’argumentaire de campagne. Leur fabrication partisane a été révélée, mais surtout ils sont devenus une pièce du montage rhétorique, bref des outils de persuasion – et pourquoi pas ? Pourquoi les sondages seraient-ils neutres ? C’est une illusion dont il faut sortir.

La nuit du 3 novembre, comme on dit aux USA : « Allez chercher le popcorn et asseyez-vous devant la télé », le spectacle va valoir tous les shows du monde. Car c’est « le » show politique mondial par excellence. « The greatest show on earth ».

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Rhétoricien et philosophe français. Dernier ouvrage: "Suprémacistes, l'enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire" (Plon, 2020)

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