L’élection de Donald Trump représente-t-elle une aberration extraordinaire dans l’histoire des États-Unis, ou constitue-t-elle un tournant politique majeur, à l’image du New Deal de Franklin D. Roosevelt dans les années 1930, qui a profondément modifié le rapport des Américains à l’État ? Pour le correspondant permanent de la chaîne d’information continue Newsmax à la Maison-Blanche, cet événement décoiffant est d’abord la marque d’un pays pragmatique.
La victoire de Donald Trump lors du dernier scrutin présidentiel américain est tout simplement le plus grand come-back politique de l’histoire. Ni Richard Nixon, qui a essuyé deux défaites électorales majeures avant de gagner la course à la Maison-Blanche, ni Juan Perón, qui a vécu en exil pendant dix ans avant de reconquérir le pouvoir en Argentine, ni Winston Churchill, qui a été « congédié, écarté, abandonné, rejeté et détesté » avant de revenir aux affaires en 1940, ni Charles de Gaulle passé lui aussi par une longue traversée du désert avant de fonder la Ve République, n’ont rencontré autant d’obstacles que Trump ces quatre dernières années.
Après avoir quitté Washington dans la disgrâce en janvier 2020, puis avoir été tenu responsable des violences commises lors de l’attaque du Capitole, Trump a dû surmonter deux mises en accusation (« impeachments ») au Sénat, deux tentatives d’assassinat, quatre procès criminels et une condamnation pénale pour 34 chefs d’accusation dans l’affaire Stormy Daniels, où il a été convaincu, en première instance, de falsification de documents aux fins de dissimuler des paiements lui ayant permis d’acheter le silence de cette actrice pornographique.
Son élection est un triomphe. Trump a non seulement obtenu la majorité du suffrage populaire (une première pour un candidat républicain depuis vingt ans), mais aussi remporté 31 États sur 50, et raflé 312 voix au collège électoral contre 226 pour son adversaire Kamala Harris. Les chiffres révèlent en outre la transformation de l’électorat du « Grand Old Party ». À la surprise de nombreux commentateurs, Trump a engrangé 20 % des votes afro-américains (il faut remonter à Richard Nixon en 1960 pour retrouver un tel résultat pour un candidat républicain), mais aussi 39 % des votes hispaniques (meilleur score républicain depuis George W. Bush en 2004), et 32 % des votes juifs (seul Ronald Reagan a fait mieux chez les républicains, en 1980). Il a également récolté un tiers des votes musulmans.
La « cerise sur le gâteau » de cette élection est la prise de contrôle du Sénat par les partisans de Trump, ainsi que le maintien de leur majorité à la Chambre des représentants. Le président élu devrait ainsi avoir les mains libres pour faire adopter son programme au Congrès. Comment expliquer un tel succès ? Par un fait crucial : le retour de l’inflation qui a mis à mal l’économie du pays durant le mandat de Joe Biden. Résultat, nombre d’Américains, qui se souviennent d’une période plus prospère sous l’administration précédente, ont choisi de pardonner ses erreurs passées à l’ex-président républicain et d’adhérer à son slogan de campagne : « Trump can fix it » (« Trump peut réparer ça »).
Les propos du candidat républicain sur l’immigration illégale ont aussi joué un rôle majeur dans sa victoire. Ce phénomène massif (on dénombre 11 millions de clandestins aux États-Unis) est perçu par beaucoup d’électeurs comme une menace pour l’identité et la sécurité nationale. Aussi, Trump n’a pas rebuté sa base quand, lors de la campagne, il a par exemple affirmé qu’en Amérique du Sud et au Proche-Orient, certains pays hostiles aux États-Unis s’apprêtaient à « ouvrir leurs hôpitaux psychiatriques » pour y libérer des malades mentaux aussi dangereux qu’Hannibal Lecter (le criminel cannibale du film Le Silence des agneaux) et les envoyer aux États-Unis.
Trump a en outre été aidé par Kamala Harris, qui n’est pas parvenue à faire oublier son soutien passé à des causes absconses, comme celle des transgenres, de nature à aliéner au Parti démocrate sa base traditionnelle, notamment parmi les ouvriers.
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Une bascule du pays à droite
Propulsée en première ligne suite au brusque désistement de Biden, Harris est, depuis 1952, la première candidate à une présidentielle américaine à avoir reçu l’investiture d’un parti sans avoir participé à sa primaire ni obtenu le soutien officiel d’un seul délégué. « La marque démocrate est en piteux état », a commenté, quelques jours après l’annonce des résultats, Matt Bennett, dirigeant de Third Way, une organisation démocrate centriste. « Le pays a beaucoup basculé à droite… Les électeurs que nous avons perdus ont observé les démocrates et ont dit : “Ils ne comprennent pas ma vie. Je ne veux pas qu’ils me représentent.” »
Harris a également fait un faux pas majeur dans le talk-show « The View » sur la chaîne ABC. On lui demande de lister les sujets sur lesquels elle n’était pas d’accord avec l’impopulaire Biden. Sa réponse : « Rien ne me vient à l’esprit… J’ai été impliquée dans la plupart des décisions ayant eu un impact. » De plus, elle a commis l’erreur majeure de prendre le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, comme colistier plutôt que Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, beaucoup plus qualifié. Accusé d’avoir exagéré ses exploits militaires et d’avoir menti sur sa présence en Chine lors du massacre de la place Tiananmen en 1989 (en réalité, il s’y est rendu plusieurs mois après), Walz n’a guère brillé lors de son débat télévisé face au colistier de Trump, J. D. Vance.
On pourrait recenser longtemps les nombreuses erreurs stratégiques commises par les démocrates, et analyser les choix judicieux opérés au contraire par le Parti républicain, notamment en optant pour davantage de populisme et de nationalisme. Mais une autre hypothèse permet peut-être de comprendre ce qui vient de se produire : malgré tous les défauts du personnage, les Américains ont été, à ce moment précis de leur histoire, davantage séduits par l’homme Trump.
Aux États-Unis, nombreux sont ceux qui aspirent à être gouvernés par un leader à poigne. Auteur d’un essai à succès justement consacré à ce sujet, The Age of the Strongman (« L’Âge de l’homme fort »), paru en 2022, le journaliste britannique Gideon Rachman a mis en exergue un sondage de l’institut Pew, selon lequel 32 % des Américains souhaitent que le détenteur du pouvoir exécutif n’ait pas les mains liées par la justice ni par le Parlement. Un autre sondage, publié l’an dernier, montre que 38 % des Américains, et parmi eux 48 % des électeurs républicains, pensent que leur pays a besoin d’un dirigeant prêt à « enfreindre certaines règles, si c’est nécessaire pour améliorer les choses ».
À l’époque actuelle, l’idée que nous avons besoin pour nous gouverner d’un « éléphant possédant sa propre boutique de porcelaine » – mot de Winston Churchill à propos du secrétaire d’État américain John Foster Dulles – n’est pas propre à Trump ou au peuple américain. Au cours des douze derniers mois, des mouvements et des partis similaires – que ce soit le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, le Parti de la liberté (FPÖ) de Herbert Kickl en Autriche, le Parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders aux Pays-Bas, ou le très controversé parti Alternative pour l’Allemagne (AfD) – ont connu un succès immense et sans précédent lors d’élections en Europe.
Une « équipe de convenance »
Dès qu’un nouveau leader, porteur d’une idéologie peu orthodoxe, arrive au pouvoir, se pose la question de son aptitude à gouverner. Donald Trump et le Parti républicain ont été confrontés à cette interrogation en 2016 lorsqu’ils ont remporté de justesse une élection qu’ils ne s’attendaient pas à gagner. À l’époque, le président a nommé comme ministres et conseillers des individus qu’il n’avait rencontrés qu’une ou deux fois dans sa vie, et qui, dans de nombreux cas, étaient des survivants de l’« establishment » républicain de George W. Bush et Mitt Romney. Les « relations de travail » avec eux se sont avérées difficiles.
Trump a ainsi changé quatre fois en quatre ans de chef de cabinet et de conseiller à la sécurité nationale. Il a aussi licencié son premier secrétaire d’État ainsi que son secrétaire à la Défense. Déçus et en colère, plusieurs vétérans de sa première administration ont annoncé cette année qu’ils ne voteraient pas pour lui. Certains ont même rejoint le mouvement des « Républicains pour Harris ».
Trump ne commettra pas la même erreur dans la composition de la future administration. Au lieu d’une « équipe de rivaux » (c’est ainsi qu’on a baptisé en 1861 le premier cabinet d’Abraham Lincoln, qui s’était entouré d’ennemis internes à son parti), il s’agira davantage d’une « équipe de convenance », comme celle formée en 1933 par Franklin D. Roosevelt, avec des proches et des alliés politiques, mais aucun poids lourd de son mouvement.
Jusqu’à présent, le président élu a nommé des personnes à même de le suivre sur son programme et avec lesquelles il a déjà travaillé. Le sénateur Marco Rubio, de Floride, désigné comme secrétaire d’État, et Pete Hegseth, animateur de Fox News, choisi comme secrétaire à la Défense, ont collaboré avec lui pendant des années. Ils savent anticiper ses attentes et gérer son caractère.
Il en va de même pour la future cheffe de cabinet de la Maison-Blanche, Susie Wiles, qui, en tant que responsable de la campagne victorieuse de Trump, connaît mieux que quiconque les caprices et les humeurs de son patron. À 67 ans, Wiles aura pour tâche de surveiller l’accès au président, de le protéger des personnes susceptibles de le distraire ou de lui donner de mauvais conseils. « Contrairement aux présidents précédents, Trump laissait la porte du bureau ovale ouverte pendant la journée, et n’importe qui le connaissant pouvait entrer, rapporte un vétéran des années 2016-2020 sous couvert d’anonymat. Il pouvait être au téléphone avec, disons, Poutine, et quelqu’un qu’il connaissait de la côte Est pouvait entrer dans la pièce. Il disait : “Attends un instant, Vladimir, Dan du New Jersey vient d’arriver.” » Dans l’entourage de Wiles, on affirme que cela ne se produira pas cette fois-ci. Une source a confié à CNN : « Avec Wiles, le cirque n’aura plus accès à la Maison-Blanche quand il veut. Et Trump est d’accord avec elle. »
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Ce qui changera
Dans un article paru dans le Financial Times juste après l’élection, le politologue américain Francis Fukuyama estime que « la victoire écrasante de Donald Trump et des républicains entraînera des changements majeurs dans des domaines politiques importants, de l’immigration à l’Ukraine. »
Les attentes immédiates des Américains sont d’abord intérieures. Elles concernent en premier lieu l’inflation et la dépense publique. Même si Trump n’est pas un anti-étatiste pur et dur (puisqu’il a exprimé son souhait de maintenir la Sécurité sociale), il a demandé au milliardaire libertarien Elon Musk de diriger un nouveau « département de l’efficacité gouvernementale », dont l’objectif sera de réduire la réglementation et l’inefficacité des services publics.
Trump envisage aussi d’instaurer des droits de douane de 10 à 20 % sur tous les biens produits à l’étranger. Une décision qui pourrait entraîner, selon Fukuyama, des « représailles massives » de la part de divers pays et avoir des effets négatifs sur « l’inflation, la productivité et l’emploi ». Libre-échangistes par conviction, de nombreux élus républicains à la Chambre des représentants et au Sénat risquent de se montrer très réticents sur ce volet de la politique trumpiste.
Autre point clé du programme du président élu : la fermeture des frontières et l’expulsion d’un maximum d’immigrants illégaux. Il n’est toutefois pas exclu que, par réalisme, Trump finisse par demander que l’on se contente de punir les employeurs recrutant des travailleurs sans papiers, ce qui est déjà prévu par la loi, mais guère appliqué.
Enfin, c’est en politique étrangère que l’on peut s’attendre aux plus grands changements. Opposé depuis longtemps à ce qu’il appelle les « guerres sans fin », Trump cherchera probablement à négocier un accord entre Moscou et Kiev – en proposant peut-être un retrait russe contre l’engagement de l’Ukraine de ne pas rejoindre l’OTAN. De même, il est possible que sa réticence à déployer des forces américaines à l’étranger profite au dirigeant chinois Xi Jinping et à son projet d’absorber Taïwan dans la « mère patrie ». En revanche, le président élu sera, selon Fukuyama, « entièrement favorable aux guerres de Benjamin Nétanyahou contre le Hamas, le Hezbollah et l’Iran ».