Près de trois mois après la chute des Moubarak, les Egyptiens bénéficient d’une plus grande liberté politique mais manquent de presque tout le reste. Hier encore, certains discours politiques évoquaient 1789. Quelques semaines plus tard, l’évolution de la situation rappelle de plus en plus la grogne de 1792.
Pénuries multiples
El-Sayyed El-Badawi, chef du Wafd el Jadid – principal parti d’opposition autorisé sous Moubarak – parle de « complots de l’extérieur et de l’intérieur » en pointant du doigt les « rescapés de l’ancien régime et leurs affidés qui s’infiltrent partout, mettant en danger la révolution ». Ces accusations fournissent un habillage politique au constat plus terre-à-terre tristement partagé par tous les Egyptiens. « Nous sommes à deux doigts d’une faillite. L’économie va très mal. Le PIB a chuté de 40% et le simple citoyen ne peut même plus se payer un plat de fèves[1. Appelé foul dans le texte, du nom du plat national égyptien équivalent symbolique du pain] » explique El-Badawi.
Passé le lyrisme de la révolution Facebook-McDo, l’heure des affamés a sonné. Les Egyptiens ne déplorent pas encore de pénurie de fèves mais l’essence commence à manquer : les files d’attentes s’allongent dans les stations-service tandis que le marché noir de gasoil prospère.
Tout cela a déjà un effet très concret sur le prix des denrées alimentaires. L’approvisionnement en farine[2. Dont l’Egypte est l’un de plus gros importateurs mondiaux], acheminée par camion des ports vers les boulangeries, pose déjà de sérieux problèmes dans certaines régions. Dans un registre plus anecdotique mais tout aussi symptomatique, les pêcheurs ont augmenté le prix de vente des poissons pour répercuter le renchérissement du gasoil. Face à la tension qui monte, l’Etat accuse les employés des stations-services de générer des pénuries artificielles afin de pouvoir revendre le carburant au marché noir.
Les Moubarak, nouvelle soupape de sûreté
Les procédures judiciaires déclenchées contre la famille Moubarak – Hosni, Suzanne, leurs deux fils Alaa et Gamal ainsi que les autres figures de proue de l’ancien régime – servent de soupapes de sûreté au nouveau régime. Les nouveaux maîtres de l’Egypte tentent, par cette stratégie de diversion, de dériver la colère populaire vers « la bande des quatre » accusée d’avoir pillé le pays ces trente dernières années.
Reste que pour l’instant, il est difficile de nier que la « Révolution du 25 janvier » a eu sur l’économie un impact désastreux qui, à lui seul, explique les difficultés récentes du pays.
Au manque à gagner imputable à la fermeture provisoire du canal de Suez et aux nombreux sabotages des gazoducs acheminant le gaz égyptien vers la Jordanie et Israël, il faut ajouter trois problèmes nouveaux qui promettent d’être durables :
– La crise libyenne a réduit au chômage quelques centaines de milliers de travailleurs égyptiens.
– Les investissements étrangers enregistrent une baisse notable
– Le tourisme, qui est l’une des principales sources de devises, s’effondre : en mars, seulement 500.000 étrangers ont visité le pays, contre environ 1,3 million en mars 2010, ce qui représente une chute de 60 %. La froideur de ces chiffres cache une multitude de petits désastres, plusieurs millions d’Egyptiens vivant de l’argent des touristes.
La stabilité : un élément clé
Les efforts des généraux pour stabiliser la situation, redresser le tourisme et rassurer les investisseurs se heurtent à une difficulté endémique dont les conséquences se font sentir au quotidien dans l’Egypte postrévolutionnaire : la réforme des services de sécurités intérieurs, discrédités quand ils n’ont pas été purement et simplement démantelés, a créé une véritable anarchie. Situation aggravée par le fait que, comme en Irak, en 2003, nombre d’Égyptiens soupçonnent certains anciens agents de sécurité de s’être reconvertis dans les trafics et la délinquance en constituant des groupes mafieux. Ces bandes violentes sévissent dans plusieurs quartiers désertés par l’Etat depuis la Révolution.
En même temps, on assiste au déploiement d’une forme de démocratie directe, sympathique mais pour le moins naïve. Devenue le théâtre d’une contestation permanente, la place al-Tahrir voit les cortèges et les revendications se succéder : les familles des disparus de la révolution, les dentistes mal payés, les militants anti-corruption et autres sympathisants virulents de la cause palestinienne défilent à tour de rôle.
Les missi dominici du pouvoir essaient d’obtenir des crédits étrangers et de négocier le rééchelonnement de la dette égyptienne. Grâce à la bienveillance des institutions et des Etats prêteurs, ils devraient parvenir à desserrer l’étau financier, donc à gagner du temps. Mais cette bouffée d’oxygène ne règle rien, tant il est vital pour le pays de jeter les bases d’une reconstruction et d’un développement durables, garants de la stabilité à long terme. Seul un pouvoir investi d’une véritable légitimité démocratique – quel que soit le sens que les Egyptiens donneront à cette notion – pourra durablement restaurer la confiance et la paix civile, conditions sine qua non du retour des touristes et des investisseurs.
Autant dire que l’exaltation des journées révolutionnaires semble bien loin – même si dans nos contrées on continue à préférer, à l’examen prudent d’une réalité complexe, la pensée magique d’un « Printemps arabe » qui marquerait l’entrée glorieuse de l’Orient compliqué dans la modernité politique inventée en Occident. Seulement, aussi profondes et légitimes soient-elles, les aspirations des peuples au changement ne garantissent pas que l’Histoire peut brûler les étapes. Les dernières semaines prouvent, si besoin était, que le processus sera long, difficile et incertain. De ce point de vue, la situation de l’Egypte aura valeur de test. Si elle ne parvient pas à sortir du chaos postrévolutionnaire en se dotant d’institutions stables – et aussi démocratiques que possible – elle pourrait connaître, après son « 1792 », un remake sanguinaire de « 1793 ».
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