Début juin, le tribunal chargé de juger Hosni Moubarak infligeait la perpétuité au raïs égyptien déchu pour le meurtre de 850 manifestants place Tahrir. Dans le même temps, ses fils Alaa et Gamal sortaient relaxés de leur procès pour corruption, les faits reprochés étant prescrits depuis des années. A Paris, on s’étonnera que la justice égyptienne ne prévoie aucun motif dérogatoire lié à l’état de santé du condamné : bien que cardiaque et subclaquant, Moubarak a immédiatement été incarcéré, malgré son pourvoi en appel. Son juge Ahmed Rifaat, dans sa condamnation impitoyable du système Moubarak (« trente ans d’une noire, noire, noire obscurité, l’obscurité d’un hiver amer »), a exonéré la magistrature de toute responsabilité, comme si l’appareil répressif fonctionnait directement du sommet vers la base, sans aucun relais intermédiaire. Au Caire, on imagine aisément l’explosion populaire qu’aurait provoquée un verdict plus clément… Depuis sa chute, Moubarak est bel et bien devenu le parfait bouc émissaire d’un ordre politique, juridique et social qui prospère encore sous la forme du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA), dirigé par son ancien ministre de la Défense, le maréchal Tantawi. Ce pouvoir intérimaire installé depuis le 14 février 2011 démontre que rien ne dure plus longtemps que le provisoire.
Tout en jurant par leurs grands dieux martiaux qu’ils transféreront démocratiquement leur pouvoir aux représentants du peuple le moment venu, les dépositaires de l’autorité suprême révèlent des talents de constitutionnalistes insoupçonnés. Ainsi, après que le Conseil Constitutionnel égyptien a dissous l’Assemblée nationale à majorité islamiste, le CSFA vient d’élargir ses prérogatives. Comme en novembre dernier, alors que l’Egypte ne compte officiellement plus aucun organe constituant, les militaires s’emploient à vider les fonctions électives de toute substance politique susceptible de limiter leur périmètre d’action. Or, ce week-end, tous les citoyens égyptiens, du Caire à la frontière soudanaise, devaient départager les deux finalistes de l’élection présidentielle : Ahmed Chafiq, qui dirigea le dernier gouvernement Moubarak, et le Frère Musulman Mohamed Morsi.
Peu férue d’anthropologie, la masse du peuple peine à distinguer le détenteur symbolique de l’autorité du lieu effectif d’exercice du pouvoir. La conjonction entre les nouvelles manœuvres du CSFA et l’élection présidentielle explique la relative indifférence avec laquelle a été accueillie l’annonce de nouveaux amendements constitutionnels. La « déclaration constitutionnelle » est pourtant en tout point semblable à la tentative de coup d’Etat institutionnel de novembre, qui déclencha des émeutes populaires obligeant le haut commandement militaire à reculer. Cette nouvelle mouture constitutionnelle prévoit en effet le contrôle de l’initiative législative et des finances publiques par l’oligarchie militaire en attendant l’élection d’une nouvelle chambre. Afin de prévenir l’instauration d’une république islamique, les maîtres de l’Egypte post-Moubarak entendent par ailleurs détenir droits de regard et de veto sur la future instance constitutionnelle tout en conservant la primauté du droit de déclarer la guerre aux dépens du président élu. Aux yeux du CSFA, la présidence de la république arabe d’Egypte revêt donc une double fonction de fusible : focaliser les frustrations du peuple en un point cathartique et l’occuper par un jeu politique stérile.
C’est justement dans les urnes égyptiennes que le bât blesse, Morsi comme Chafiq profitant de la cacophonie ambiante pour se proclamer vainqueurs du scrutin présidentiel. Depuis quelques semaines, le candidat de la confrérie fait œuvre de pénitence, acceptant ici le coup de force constitutionnel contre l’Assemblée, rejetant là les appels à la vendetta contre les responsables de l’ancien régime. De toute évidence, son agenda politique vise à contourner les visées contre-révolutionnaires de la junte militaire par l’appel au peuple. Sitôt sa victoire autoproclamée, les partisans de Morsi ont d’ailleurs afflué en nombre place Tahrir, sans toujours comprendre les subtilités de la lutte qui se trame dans les coulisses du pouvoir. Une nouvelle épreuve de force entre les manifestants et le CSFA n’est pas à exclure ; comme en janvier-février 2011, la rue pourrait se révéler un acteur imprévisible au service d’intérêts politiques qui la dépassent.
Or, dans leur bras de fer avec les gouvernants de l’Egypte, les Frères Musulmans ont en tête le précédent turc, où un Haut conseil dominé par les militaires (MGK) a longtemps garanti le respect des principes républicains de l’Etat laïc fondé par Atatürk. Sous prétexte d’atteinte à la laïcité, à la bonne gestion des finances publiques ou aux intérêts de l’armée, les hauts gradés d’Ankara n’ont pas hésité à pousser les politiques vers la sortie en 1960, 1980 et 1997[1. Par le « coup d’Etat post-moderne » que fut la démission forcée du Premier ministre islamiste Erbakan.]. Sur les bords du Nil, les entorses à la laïcité (autorisation du port du voile à l’université, élection d’un président islamiste, etc.) du gouvernement islamo-conservateur AKP au pouvoir sans discontinuer depuis 2002, font pâlir d’envie ses parents pauvres cairotes[2. L’AKP est issue de la branche turque des Frères Musulmans.], confrontés à un ordre politico-militaire coercitif qui rappelle la rudesse des débuts de la république kémaliste.
Mais comparaison n’est pas raison. Des décennies de tradition pluraliste, même contrariée par des putschs intermittents, ne sont pas synonymes de fast-democracy virtuelle célébrée à coups de « twits » et groupes Facebook. Certes, il se peut que les plus « loyalistes » et « modérés » des Frères égyptiens, en quête d’un modèle islamo-démocrate, lorgnent du côté de l’Anatolie. Cependant, au vu du chaos entre militaires, nostalgiques du régime déchu, libéraux démocrates et nassériens[3. Sans parler des relations tumultueuses entre Musulmans et Coptes…] le probable président élu Mohamed Morsi ne pourra construire une démocratie sur le sable égyptien. N’est pas Erdogan qui veut.
*Photo : Jonathan Rashad
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