Egypte : L’ennemi intérieur


Egypte : L’ennemi intérieur

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Retrouvez la première partie de ce journal ici.

11 juillet- Très tôt le matin, à 6h20, je suis réveillé par une explosion qui fait trembler mon immeuble. Impressionnant. Je sors au balcon, la rue est calme, rien… sauf des gens au balcon, qui regardent, comme moi, dans tous les sens. Sur Twitter, il se dit que la cible est le consulat d’Italie et qu’il y a un mort, un jeune vendeur ambulant. Une vie de prise. Bon, six heures vingt du matin un samedi, les terroristes ne voulaient tuer personne.

On pense que vivre dans une ville où une bombe peut vous faucher est traumatique. Ce n’est pas vrai, tant que vous ne voyez pas la scène. Je fais partie de ceux qui ne peuvent éviter le métro ou les lieux stratégiques – je passe devant le consulat italien une fois par semaine, je vais souvent au siège du groupe de presse étatique Al-Ahram, je fréquente des cafés où l’on sert de l’alcool, autant de cibles potentielles. La ruelle où je vis grouille de flics, dont la présence multiplie par cent les risques d’attentat. Une bombe y a explosé il y a quelques mois. En fait, vous vivez sans penser aux risques. Il n’y a pas de mesures de précaution à prendre. La seule lutte qu’on a des chances de gagner, c’est celle que l’on mène contre l’oubli du sang versé ou contre la joie mauvaise quand vos ennemis se plantent. Et encore…

12 juillet- 5 août : Vivre dans un pays où un compatriote sur dix, ou sur quinze, est un ennemi. Vous le côtoyez, vous lui parlez, vous échangez, vos relations sont courtoises, mais il est votre ennemi. Il y a entre vous une rivière infranchissable de sang versé. Vous avez vos torts. Mais dans le projet de société que vous défendez, il a sa place, alors que vous n’en avez aucune dans le sien. J’en parle avec un des plus brillants esprits du pays, l’historien Shérif Younis, qui a passé sa vie à retracer la généalogie et à déconstruire les discours nationalistes et leurs concurrents islamistes, à souligner leurs potentialités destructrices. Certes, le discours nationaliste ne vous aime pas, mais il vous fait de la place. Les militaires ont tendance à vous prendre pour des mineurs ne saisissant pas l’ampleur des défis et la gravité des enjeux, mais vous pouvez leur prouver le contraire tout en les critiquant. Avec les islamistes, toute discussion est impossible – comment discuter avec quelqu’un dont la vision du monde est structurée par la théorie du complot, par le récit d’une lutte à mort d’une petite élite sainte contre le Démon qui manipule le reste des êtres, un récit qui invente un monde surréaliste, où l’histoire, l’ancienne et celle qui s’écrit au quotidien, est falsifiée tous les jours ? Le divorce entre la confrérie des Frères musulmans et le peuple égyptien est dur et durera.

Dans le monde de la recherche et de la presse égyptiennes, j’ai une demi douzaine d’amis. Cela fait longtemps que je ne les ai pas vus. Notre cantine, le café Riche, a fermé pendant quelques mois, à la suite du décès de son propriétaire. Puis le mois de Ramadan est advenu. Vers le 24 juillet, je recommence à les revoir. Polémiques sur l’accord « iranien ». Il va avoir un énorme impact sur la société iranienne, reste à savoir lequel. Échanges anxieux d’informations sur l’état des relations avec l’Arabie Saoudite : elles sont moins fluides. Non, Le Caire et Riyad ne peuvent s’offrir le luxe d’un divorce. Pourquoi pas la formule « aucun différend n’est porté sur la place publique, éviter les mauvaises surprises et donc informer l’autre de ce qu’on va faire ». Discussions sur la situation dans le Nord Sinaï. Cela durera encore quelque temps.

4-6 août. Inauguration du Canal. Le régime savoure son triomphe, organise sa grand messe. Au mieux, c’est « César offrant au peuple du pain et des BTP ». Au pis, un cérémonial fascisant. Mais le peuple cairote est heureux et participe. Oui, nous l’avons financé, nous l’avons creusé, oui nous emmerdons les Frères et les bien-pensants des pays occidentaux. Le régime s’autocélèbre, le peuple aussi. Parfois ensemble, parfois séparément. Ce soir-là, la place Tahrir ne désemplit pas. Majorité et régime se partagent le même bouc émissaire sur Facebook : les islamistes et les « grincheux » – les ni-ni qui sont dans la dénonciation permanente.

6-20 août. Les cercles diplomatiques sont satisfaits car les Etats-Unis ont livré les F16 avant la tenue du « dialogue stratégique » entre les deux pays. Sur la Syrie, les positions égyptiennes et américaines sont proches. Mais l’Égypte aimerait une prise de position plus ferme sur le terrorisme. Dans la rue, l’agitation sociale reprend – des milliers de fonctionnaires manifestent contre le nouveau statut de la fonction publique.

Je n’ai pas parlé du 14 août. Il y a deux ans, les forces de l’ordre dispersaient le sit-in de Rab’a, faisant environ mille morts. Ce 14 août 2015, les Frères ne réussissent pas à mobiliser. En 2013, le sit-in était composé d’une écrasante majorité de pacifiques et d’une  minorité de miliciens armés. La direction frère et ses composantes extrémistes avaient délibérément joué la politique du pire. Les miliciens frères avaient ouvert le feu en premier. Mais mille morts ! Ce 14 août 2015, le régime multiplie les fuites pour relater l’échec des négociations qui précèdent Rab’a et la responsabilité des islamistes. Sa commission d’enquête vient de publier son rapport et il est de bonne facture. Mais mille morts… ! La population cairote ne supportait plus ce sit-in de quarante jours, les appels au meurtre qui émanaient des chefs, la reprise des attentats mortels dans le Sinaï, ouvertement bénis par la direction frère, les opérations coups de poing au Caire. Mais mille morts ! Ils sont encore là, parmi nous.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : AP21758460_000046.



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est un historien égyptien, chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France.

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