Les années 1970 auront été décisives pour l’École. Le collège unique, le regroupement familial, des programmes revus partout à la baisse, l’Histoire-Géographie devenue matière d’« éveil », et la baisse de l’horaire obligatoire, cela ne suffisait pas. On inventa la « massification », corollaire du collège unique. Et pour sanctifier ce melting pot pédagogique, on instaura un égalitarisme forcé…
Un phénomène parallèle se fit alors jour à l’université. Nombre d’enseignants qui savaient bien qu’ils ne brilleraient jamais dans leur discipline glissèrent vers la didactique de cette discipline. Vous êtes « philosophe » (ainsi appelle-t-on en France, très abusivement, les profs de philo), vous savez que vous n’êtes pas Kant et que vous ne serez jamais Alexis Philonenko, sans doute l’un de ses plus brillants commentateurs : il vous est encore possible de devenir didacticien de la philosophie — ou comment enseigner ce que vous ne maîtrisez que de façon médiocre. Il en fut de même en Lettres, en Maths, en Langues, en Histoire. On créa, pour satisfaire la demande, une foule de postes de pédagogie qui greva lourdement les capacités de renouvellement des autres disciplines.
À la source de ce mouvement réside une haine de l’élitisme. Les pédagogues sont, en très grande majorité, des gens qui ont échoué aux divers concours qui jalonnent la carrière — de l’entrée à l’ENS à l’Agrégation. Ils se sont rabattus sur des « recherches » parées d’une aura scientifique usurpée.
Ils ont donc une grande méfiance pour les gens trop doués. La médiocrité — au sens de meden agan delphien : rien de trop — est leur tasse de thé.
Il fallait donc nécessairement baisser la barre, et cette métaphore empruntée au saut en hauteur fait pleinement sens. C’est par l’Éducation Physique et Sportive (EPS) que le pédagogisme est entré à l’école.
Tous ceux dont les dispositions à l’envie et à la jalousie l’emportent sur leur propension à admirer comprendront mon propos. Il y a, pour un sous-doué du muscle, quelque chose d’insultant dans la facilité avec laquelle un camarade de classe saute 1m80 en hauteur en Troisième ou court, à la même époque, le 80 m en 9 secondes. Les anciens classements de l’EPS se fondaient sur la performance — anti-égalitaire par essence. On changea cela en appréciant désormais la cohérence entre le projet de l’élève et sa réalisation : j’envisage de sauter 80cm en hauteur, et j’y parviens, j’ai 20. J’envisage de sauter 1m80 et je ne dépasse pas, ce jour-là, 1m75, je suis admonesté sérieusement. La médiocrité — au sens moderne cette fois — s’est ainsi mise en place.
J’écris ces lignes pendant que des athlètes magnifiques disputent les Jeux Olympiques au Japon. Un Italien remporte le 100m (et remportera le 4×100 avec son équipe), un autre est médaille d’or en hauteur. Et trois Suissesses se placent aux trois premières places du cyclisme de cross-country. Quant aux Allemands ou aux Anglais, ils opèrent leur rafle habituelle.
La France, en athlétisme, est très loin. Elle est désormais impuissante — non seulement face aux grandes nations de la spécialité que sont les États-Unis ou la Jamaïque, mais face à ses voisins européens. Sans doute notre pays a-t-il un peu trop fait sienne la devise fameuse de Coubertin, « l’important c’est de participer. »
Non. L’important, c’est d’être le meilleur. D’aller tout au bout de ses forces. De se transcender. De dompter la souffrance. Et de passer la ligne le premier.
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Rappelons que les athlètes français tutoyèrent longtemps l’excellence. Sans remonter à Jules Ladoumègue, on se rappelle avec émotion les performances de Michel Jazy, de Roger Bambuck, de Colette Besson ou de Marie-José Pérec. C’est du passé : la médiocrité a gagné l’élite.
Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais Kevin Mayer, qui malgré un lumbago tenace a remporté l’argent dans l’épreuve la plus belle et la plus inhumaine des Jeux, le décathlon — comme à Rio en 2016. Interviewé par Le Point.fr, il affirme : « Il faudrait ramener la notion de compétition sportive à l’école, la compétition dans son sens noble : dépassement de soi, fair-play, entraide, etc. Au lieu de ça, on fait tout pour éviter de trop mettre les enfants en compétition, je ne pense pas que ce soit la solution. » Et de prendre l’exemple américain.
Mayer n’est pas le seul à tacler le système scolaire français. Lorsque Jean-Michel Blanquer, au plus fort de l’été, a cru bon de tweeter — est-ce vraiment un mode de communication ministériel ? — « le succès de nos équipes illustre la qualité de l’enseignement de ces sports à l’école », il s’est fait reprendre de volée par Gérard Vincent, goal de hand, ou Vincent Poirier, basketteur des Bleus. Quant au rugbyman Maxime Mermoz, il a abandonné le registre ironique et a rugi : « Une honte, ils ne font rien pour le sport et à l’école c’est comme la musique… histoire de dire on fait… aucun moyen ! Ce mec n’a pas honte ». Et de reprendre : « Vous n’avez pas honte ??? Le sport à l’école ? On en fait au minimum à l’école ! Heureusement que des passionnés sont là en club !!!! Des bénévoles qui donnent tout pour nos jeunes !! Quels sont les moyens donnés au sport scolaire pour faire des champions de demain? »
Ce n’est pas juste une question de moyens (quoique… combien de piscines dans les lycées français, combien dans les lycées américains ?). C’est une question d’idéologie — et pour cette fois Blanquer n’y est pour rien, il a hérité d’un système pourri jusqu’au trognon : l’excellence est réprouvée, la médiocrité encouragée.
Ce qui est vrai du sport l’est aussi dans les autres matières. Le génie est proscrit, le talent est suspect. Et cette mentalité de médiocrité généralisée a fini par atteindre les élèves, dont l’insulte courante, pour désigner les forts en thème, consiste à les traiter d’« intellos ».
Singulier pays que le nôtre, où l’on a gardé la mémoire des intellectuels qui, depuis Zola (rappelons que le mot fut mis à la mode par les anti-dreyfusards) ont bâti avec talent une conscience à ce pays, mais où l’on dénigre volontiers ceux qui pensent citius, altius, fortius — plus vite, plus haut, plus fort.
Cette médiocrité inscrite dans les mœurs scolaires a fini par éclabousser le pays tout entier. N’importe quelle racaille, parce qu’elle hante un réseau social où l’anonymat lui est garanti, est prête à menacer de mort une jeune fille qui dit de l’islam ce qu’elle pense. Nombre d’élèves ont refusé de faire silence lors de la minute en mémoire des journalistes de Charlie-Hebdo massacrés par des fanatiques. Et il s’est trouvé trop d’enseignants pour condamner, dans leur barbe, celui d’entre eux qui, prenant le risque d’expliquer la liberté d’expression, a succombé sous le couteau d’un assassin.
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« C’est votre avis, ce n’est pas le mien » : ce que la médiocrité recommandée a produit de plus affligeant, c’est cette phrase jetée cent fois à la tête d’un enseignant qui parle de Darwin, de Voltaire, de la guerre d’Algérie ou des conflits palestino-israéliens — liste non close. « C’est votre avis, ce n’est pas le mien », cela marque la perte de toute hiérarchie dans les savoirs. La loi Jospin, en recommandant de privilégier la parole de l’élève, désormais doué d’un droit à l’expression, alors qu’on lui demandait autrefois de se taire, a produit non seulement la première affaire de voiles islamiques, mais une contestation diffuse et confuse qui éclate en imprécations dès que l’on aborde un quelconque sujet qui ne fait pas l’unanimité.
À noter qu’il n’y a pas que sur des questions religieuses que des imbéciles croient utiles de ramener leur science. Les questions « sociétales », traitées désormais selon les convictions de quelques illuminés, leur ont emboité le pas. Un mien collègue, professeur de Sciences Économiques et Sociales, prévint ainsi les élèves que nous partagions, en début d’année scolaire 2020-2021, qu’ils avaient parfaitement le droit de se lever et de quitter mon cours si d’aventure je proférais quoi que ce soit qui heurtât leurs certitudes. Mais aussi provocateur que je puisse être en classe, personne n’est jamais parti se réfugier dans un safe space, comme on dit dans les universités américaines où les frileux de l’intellect, les adeptes de la pensée woke (et on mesure bien à quel point « intellect » et « pensée » sont des hyperboles en ce qui les concerne) courent se mettre à l’abri de toute pensée non conforme à leurs convictions, aussi illuminées ou déraisonnables soient-elles.
Le Bac — j’y reviendrai — avec 96% de réussite est l’une des meilleures illustrations de cette défaite de la pensée. Non seulement on donne la moyenne — sur ordre — à des élèves qui n’auraient pas mérité d’entrer en Seconde, mais on distribue des mentions TB à des malheureux qui sont arrivés à surnager un peu au-dessus des vagues.
Je dis « malheureux », car le réel leur revient au visage dès qu’ils entreprennent des cursus un peu exigeants. Mais c’est pour eux que l’on a inventé Uber, qui a besoin de jeunes gens pour pédaler — sur vélos électriques, c’est quand même moins fatiguant que de mépriser son mal de dos pour sauter 2m08 en hauteur, comme Kevin Mayer à Tokyo.
Parce que les valeurs d’effort, de travail et de dépassement de soi sont devenues obsolètes. Aux Jeux olympiques des pédagos, les concurrents partiraient en se donnant la main, et ils se hâteraient lentement, comme les escargots de Prévert allant à l’enterrement d’une feuille morte, afin de passer la ligne tous ensemble. Et chacun recevrait une médaille en chocolat.
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Tous égaux, tous zéro. C’est le constat malheureux que l’on est bien obligé de poser quand on voit de quoi se contentent les élèves — et, partant, les profs qui les notent. L’égalitarisme a non seulement tué l’élitisme — tel que l’avait conçu Condorcet en 1792 —, il a encouragé la misère intellectuelle. La vraie baisse de niveau procède de cette baisse des exigences. On admire un élève qui ne fait plus de fautes — alors que ce devrait être une exigence de base. On célèbre un enfant qui lit couramment à six ans — alors que ce devrait être la règle, et que les défaillances précoces en lectures engendrent des échecs massifs quinze ans plus tard. On applaudit un gosse capable de faire une soustraction de tête sans recourir à la calculette de son portable — comme si son cerveau lui était fourni par Apple ou Samsung. Nous avons tellement baissé la barre qu’elle est désormais au ras des pâquerettes — et nous persistons à distribuer des médailles en chocolat — le Brevet ou le Bac, par exemple — à des culs-de-jatte du cerveau, atrophiés par nos soins — et sur ordre.
C’est d’autant plus sidérant que les enfants sont naturellement portés à la compétition. Il n’y a qu’à les voir jouer au foot pendant les récréations — une activité qui bientôt ne sera plus possible, quand les édiles, comme le maire de Grenoble, auront fait labourer les cours d’école afin d’empêcher ces jeux par trop virils. Les enfants veulent des héros, des idoles, des hommes illustres. Mais le pédagogisme, comme nous l’avons vu, est une anti-nature. Il hait La Fontaine et il hait les héros. Il hait les classes préparatoires qu’il n’a pas fréquentées, les grandes écoles où il n’est pas allé, les concours qu’il a échoués. Son égalitarisme repose sur la confusion entre équité et égalité. Et quand il arrive au pouvoir, il invente un Ministère de la réussite scolaire — la capacité de tous à sauter 80 centimètres. Et supprime la notation chiffrée, qui l’a certainement traumatisé, un jour. La médiocrité triomphante installe les siens au pouvoir — et la boucle est bouclée.