Il faudrait brûler Mediapart, qu’il ait tort ou raison. Surtout s’il a raison, comme les développements judiciaires de l’affaire Cahuzac l’ont démontré et les aveux de l’ancien ministre confirmé.
Pour beaucoup de gens, dont un certain nombre de ses confrères, ce site d’information est en effet insupportable avec sa recherche éperdue et pédagogique du dévoilement démocratique et sa manière de sembler donner des leçons à ceux que leur frilosité ou leur paresse éloigneraient de la conception authentique du seul journalisme qui vaille : celui de l’investigation, ce qui, pour Mediapart, n’est pas un pléonasme.
Il faut aussi oser le dire. Acceptons cette évidence : derrière des débats apparemment sérieux, les hostilités tiennent souvent à la personnalité de tel ou tel. Il y en a qui préfèrent détester Edwy Plenel plutôt que d’admettre la validité de sa démarche et la vérité qui en est résultée.
Les polémiques suscitées par les méthodes de Mediapart, notamment depuis le début du mois de décembre 2012 et en bien d’autres circonstances liées au quinquennat de Nicolas Sarkozy, méritent d’être analysées parce qu’elles opposent, de fait, deux visions du métier de journaliste, deux approches de la réalité et, en définitive, des tempéraments et volontarismes contrastés. Il n’est pas neutre qu’Edwy Plenel et Jean-Michel Aphatie se soient affrontés, et leur antagonisme ne saurait être réduit à une joute superficielle ou à une querelle d’egos.[access capability= »lire_inedits »]
Pour ma part, longtemps passionné par le droit de la presse ̶ qui relève moins du droit que d’un stimulant byzantinisme intellectuel et tentant, comme citoyen, d’être à la hauteur de mon goût de la liberté d’expression, j’ai tout de même trouvé excessives les définitions du journalisme comme un héroïsme au quotidien, le pilier quasiment exclusif de la démocratie et une pratique si nécessaire et légitime qu’elle devait échapper par nature à tout soupçon, à toute critique.
Il n’empêche que dans le registre politique, judiciaire et social, il est permis de distinguer le journaliste qui attend ou espère de celui qui cherche et provoque. Le premier n’est pas obsédé par les secrets qui se refusent à lui et il est prêt à les laisser enfouis sans s’accabler ; le second, au contraire, a pour unique objectif de lever les chapes de silence et de dissimulation qui permettent, selon lui, au Pouvoir, à toutes les structures d’ordre, d’autorité et de domination, aux élites du privilège et de l’argent, d’occulter leurs desseins qui ne sont jamais présumés bienveillants à l’égard de la République. L’un est modeste, empirique, retenu ; l’autre impérieux, justicier et intrusif.
Mais le premier est un journalisme pour temps calmes et banalement irréprochables, alors que le second est celui qu’il faut à notre État et à notre démocratie de crise, où la morale personnelle et l’éthique collective sont au plus bas. L’un se contente d’analyser, de commenter, de paraphraser le réel, généralement sur un seul ton, quand l’autre prend le risque de débusquer, de tout poser sur la table démocratique. Aujourd’hui, sauf à prétendre qu’on peut choisir entre l’inutilité et la puissance, il n’y a pas d’alternative à ce journalisme de combat.
Cette prédilection pour un journalisme d’initiative et orgueilleux – qui est aux antipodes de la vanité dont certains se parent, confondant leur être avec leur service – non seulement ne rend pas caduque la recherche des preuves, mais impose encore plus de rigueur, de fiabilité et d’intégrité. Qu’on imagine un Jérôme Cahuzac innocent, indignement traité, et c’en était fait pour longtemps de la crédibilité et de l’honneur de Mediapart.
Il est difficile aujourd’hui de dissocier l’investigation des médias de l’action judiciaire. La bonne entente et la coordination réussie de ce couple sont fondamentales pour le succès d’une entreprise qui, sans tomber dans le pompeux, fait que l’image de la République est belle ou dégradée.
Je trouve donc curieux que Jean-Michel Aphatie ait reproché à Mediapart, non seulement de publier des informations sans en détenir des preuves suffisantes, mais aussi d’avoir eu l’outrecuidance de solliciter l’institution judiciaire pour qu’elle exploite ces informations. J’entends bien que, pour certains journalistes encore plus rigoureux que les juges les plus exigeants – un alibi pour demeurer cois ? –, les preuves ne sont jamais assez solides, mais il y aurait eu de l’arrogance de la part des journalistes de Mediapart à prétendre que celles dont ils disposaient étaient irrésistibles et absolues : ils se sont contentés de les exposer en attendant, en espérant que la justice les exploite. Elle l’a fait, trop tardivement pour l’enquête, mais l’information ouverte contre X a été décisive. L’étau s’est refermé sur Jérôme Cahuzac, et Mediapart a gagné.
Cette nécessaire alliance entre investigation et justice n’efface pas la spécificité de l’une et de l’autre – le journaliste propose des plats que le magistrat goûte et évalue. Elle implique, comme c’est le cas depuis le mois de mai 2012 (sans doute la seule embellie incontestable de cette première année de François Hollande), que l’institution judiciaire – en particulier le parquet et les juges d’instruction parisiens – soit libre dans sa gestion des affaires sensibles et signalées. Un journalisme intelligemment fureteur plutôt qu’attentiste n’est plus concevable aujourd’hui sans juges techniquement et éthiquement remarquables.
On a bien été obligé, ici ou là, avec réticence ou fair-play, de saluer ce qu’on a le droit d’appeler la victoire de l’équipe d’Edwy Plenel et la consécration de leurs méthodes. Il ne s’agit pas, cependant, de s’abandonner naïvement à l’hyperbole mais de comprendre l’inquiétude que peut susciter une telle énergie médiatique. Quelle menace pourrait donc représenter Mediapart, cette « force qui va » ?
À mon sens, les deux principaux écueils ont pour l’instant été évités.
Le premier, c’est la partialité intellectuelle, politique et judiciaire qui aurait pu conduire Mediapart à une attitude hémiplégique. Qu’on se rapporte au quinquennat de Nicolas Sarkozy, et il sera fait immédiatement justice de ce soupçon infondé.
Le second réside dans une passion de l’investigation qui, quoique non partisane, ne serait pas assez scrupuleuse sur les plans du contrôle des sources et de la qualité de l’enquête. L’affaire Cahuzac, et d’autres avant elle, ont au contraire montré l’heureuse singularité de Mediapart qui, sur Internet, éveille ou réveille l’esprit, la curiosité du citoyen avec une rectitude professionnelle exemplaire.
À dire vrai, toutefois, je souhaiterais que, dans la permanente et nécessaire justification de son travail portée par la plume ou la parole d’Edwy Plenel, Mediapart mette moins en avant l’idéologie que la technique. On connaît les positions politiques et philosophiques de ce dernier et, heureusement, on n’est pas contraint d’y adhérer pour soutenir un combat suffisamment légitimé par les exigences professionnelles et déontologiques : Mediapart ne se confond pas avec Edwy Plenel.
Que les sceptiques et les critiques, qui ne manquent pas dans ces colonnes, consentent à l’exercice suivant : imaginer ce qu’aurait été, depuis 2007, notre espace politique et médiatique sans Mediapart. Quel déficit démocratique aurait été le nôtre ! Woerth-Bettencourt, François Pérol, Tapie-Lagarde, Karachi, Cahuzac et autres, tant de noms auraient sonné le glas de la République si ces affaires n’avaient pas été dévoilées, dénoncées, exploitées, instruites et élucidées. En effet, en dévoilant le pire, elles ont aussi fait naître, par contraste, l’espérance d’une République qui pourrait être irréprochable sans devenir totalitaire ni étouffante.[/access]
*Photo : Webstern Socialiste.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !