Le témoignage glaçant d’un professeur de philosophie de l’Éducation nationale.
J’exerce le métier de professeur de philosophie dans un de ces lycées de France et de Navarre où la religion est désormais très présente. Certes, c’est une présence qui n’est pas ouvertement agressive, mais elle est néanmoins permanente et insistante, « enveloppante » et même obsédante pour tout dire. Si on laisse de côté la question des tenues vestimentaires (la fameuse loi de 2004 sur les signes religieux à l’école interdit les vêtements les plus ostentatoires dans l’enceinte des établissements scolaires, comme le voile des jeunes filles, lesquelles acceptent de plus ou moins bon gré de l’ôter à la grille d’entrée du lycée, or la loi reste silencieuse sur d’autres signes plus discrets quoique tout à fait explicites…), je dirais que cette omniprésence tient en outre à de petites choses quotidiennes et apparemment insignifiantes, des petits détails à peine perceptibles pour le profane inattentif.
Bienvenue en enfer
Mais je dois reconnaître également que mes élèves, des adolescents proches de l’âge de la majorité ou bien l’ayant dépassée, sont généralement très doux, souriants et bienveillants, si on excepte quelques olibrius à la barbe imposante qui tiennent à se faire remarquer par leur caractère atrabilaire et par leur mine sombre qui laisse deviner un esprit obnubilé par de sombres pensées.
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Un jour, c’est telle élève qui me demande soudain, avec une vive sollicitude, si je n’ai pas « peur de brûler en enfer avec tous les athées ». Une autre fois, c’est tel élève attentionné qui me propose de m’offrir un exemplaire du livre saint des musulmans afin de m’éviter la géhenne éternelle. Un autre jour encore, telle jeune fille me dit courtoisement et de façon impromptue, tout en me fixant du regard : « vous savez, moi je suis d’accord pour écouter tout ce que vous nous dites, mais je n’y crois pas, car je n’ai confiance que dans mon imam ». Cause toujours, tu m’intéresses ! Alors que je parlais en classe des découvertes scientifiques faites dans le « monde moderne », de Copernic à Einstein en passant par Newton ou Darwin, un de mes élèves studieux me fit aussitôt remarquer avec aplomb que toutes ces découvertes étaient en réalité « déjà toutes contenues dans le Coran ». Pourquoi chercher plus loin ?! Quand je leur demande ce qu’est la culture, mes élèves me répondent bien souvent et très spontanément : « la religion ». Et si je m’aventure à leur demander ce qu’est l’ignorance ou l’inculture, je reçois le plus souvent pour réponse : « l’athéisme ». Je me demande donc bien à quel titre, moi l’ignorant ou l’inculte, je pourrais leur enseigner quoi que ce soit ?! D’ailleurs mes élèves me demandent très souvent ce qu’est un « savant ». Quand je leur réponds que, dans notre société dite « moderne », on considère que les « savants », ce sont les scientifiques ou éventuellement les philosophes, mais pas les religieux, ils tombent des nues…
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Dans ces conditions, il est évident qu’il convient d’éviter de citer des auteurs ou d’évoquer des doctrines trop ouvertement anti-religieuses et « provocatrices », si l’on veut éviter les problèmes. Je m’y risque néanmoins parfois, par « bravade » ou « esprit d’aventure »… Un jour, alors que nous étions en train de faire un cours précisément sur le chapitre de la religion (eh oui car c’est au programme officiel !), et lorsque j’en fus venu à évoquer la pensée d’un certain Frédéric Nietzsche à ce sujet, une élève protesta sèchement : « on n’a pas le droit de dire cela, c’est péché ». Lorsque j’invitai cette élève à lire à haute voix la célèbre phrase tirée du Gai savoir qui faisait l’objet de son indignation : « Dieu est mort », afin que nous puissions en discuter et qu’elle puisse m’expliquer les motifs de son désaccord, l’élève en question m’opposa un refus catégorique. Elle déclara qu’il lui était impossible de prononcer ces paroles. Me tournant vers ses autres camarades, je lus une moue de vive désapprobation, proche du dégoût, sur le visage de plusieurs d’entre eux : ils étaient solidaires! Le reste de la classe, quant à lui, se tenait coi et m’observait avec curiosité: comment le professeur va-t-il réagir à ce défi ? Sauvé par le « gong » de la sonnerie, qui marquait à heure fixe la fin des cours, je n’eus pas à relever le défi, et je dois avouer que, cette fois-là j’en fus lâchement soulagé.
Briser le silence
Certes, j’aurais dû me méfier. J’avais bien entendu les chuchotements indignés de certains élèves lorsque j’avais tenté d’expliquer à la classe ce que signifiait l’expression « opium du peuple » sous la plume de Karl Marx. Je savais bien, de toute façon que le cours sur la religion serait une épreuve risquée, voir un passage dangereux dans un tel établissement. N’était-ce pas de ma faute après tout ? Les professeurs sont habitués à ce qu’on rejette la faute sur eux lorsque quelque chose se passe mal. D’où leur silence et leur autocensure. Moi-même, j’ai beaucoup hésité avant de m’exprimer ici, de peur d’être mis en cause dans mon professionnalisme. Un professeur ne se doit-il pas de préserver le secret de la relation professionnelle qu’il a avec ses élèves ? Ne se doit-il pas aussi de protéger ces derniers ? Enfin, attirer l’attention sur certains faits, fussent-ils réels et « déplaisants », n’est-ce pas prendre le risque de leur donner trop d’importance, de les « monter en épingle » ? Lorsque la température monte, c’est toujours le thermomètre qui finit sur le banc des accusés. Si j’en parle tout de même, c’est donc avec la conscience de faire une entorse à la fois au secret professionnel et au devoir de réserve, comme aussi à la décence commune qui commande de taire des faits qui risquent de fâcher la collectivité. En définitive, si j’ai choisi de rompre le « vœu de silence » des enseignants, c’est parce que j’ai le sentiment que le sens de la mission qui est la mienne est de moins en moins clair pour tout le monde, y compris au sein de la communauté éducative.
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