« L’éducation nationale doit basculer totalement dans l’ère du numérique », a déclaré récemment le tout nouveau tout beau ministre de l’Education nationale, qui voit enfin les choses en grand. Il était temps. Depuis trop longtemps les profs, ces archaïques, tournent autour du pot numérique sans oser s’y plonger tout à fait. Le journal Les Echos s’en lamentait encore cet été, Mamy éducation nationale fait de la résistance. Serait-ce une conséquence regrettable de son grand âge, elle se fait désirer avant de s’abandonner à la totale bascule que son ardent ministre lui promet. « La France ne dispose que d’un ordinateur pour 12,5 écoliers, se plaçant ainsi au 12e rang européen. » À peine passable. Et même très médiocre. D’autant plus que pour ce qui concerne l’usage des high tech (ordinateur, vidéoprojecteur, connexion Internet) la France fait carrément figure de cancre du fond de laclasse.com, puisqu’elle pointe à une piteuse 21e place européenne, selon une « enquête » de la Commission de Bruxelles, toujours d’attaque quant à elle lorsqu’il s’agit de dénoncer les obsolescences françaises. C’est la honte. Vite, vite, connectons nos têtes blondes, avant qu’elles ne se voient contraintes de redoubler en compagnie des jeunes Bulgares pour obtenir enfin leur B2i.
Comment, vous ne connaissez pas le B2i ?
Le B2i, pour Brevet Informatique et Internet, « valide les compétences informatiques acquises dans toutes les disciplines [même le sport ? Oui, même le sport] et diverses circonstances ». Bon, personnellement, j’ai deux collégiens à la maison, et je peux vous dire que ce B2i, ça les fait bien rigoler. Sans même interrompre leur session msn, les voilà qui « valident les items constitutifs des compétences attendues » sur l’ordinateur de papa-maman ! C’est ainsi qu’on prétend réduire la fracture numérique au ministère : l’ordinateur partout, tout le temps, et pour faire n’importe quoi ! Ne dites surtout pas à nos néo-pédagogues qui pensent enfin avoir trouvé l’arme fatale contre les inégalités sociales, que dans les milieux les plus culturellement favorisés on limite, ou même interdit, l’usage de l’ordinateur aux enfants ! Comment ? Certains mauvais esprits osent suggérer que les facilités de l’informatique pourraient entraver le développement des facultés de concentration et, in fine, l’accès intelligent à la culture des enfants et des adolescents? Laissons ces rabat-joies à leur obsolète « support papier » que plus personne ne lit, et hâtons tous ensemble l’avènement du grand basculement vers la « société numérique ».
Mais peut-être après tout est-ce moi le naïf, et nos néo-pédagogues sont-ils parfaitement conscients des dégâts opérés sur la culture des collégiens par le culte du tout numérique. Peut-être visent-ils, en rendant obligatoire et permanent l’usage de l’ordinateur non seulement à l’école mais aussi à la maison, à niveler par le bas. Ce qu’ils n’ont jamais réussi à faire en interdisant les devoirs à la maison, peut-être y parviendront-ils enfin en faisant basculer totalement l’éducation dans le dépotoir numérique. Tous ensembles et qu’aucune tête ne dépasse ! Au nom, bien sûr, de l’égalité des chances.
Ne cédons pas trop vite aux douces sirènes de la théorie du complot : les intentions de nos néo-pédagogues sont certainement pures. Je suis prêt à parier mon Apple 2 contre votre iPhone qu’ils croient malheureusement dur comme fer aux vertus pédagogiques du basculement numérique total. D’ailleurs, le mouvement s’est engagé de longues années avant que le ministre ne le décrète total et obligatoire. Avec un enthousiasme terrifiant, sous la pression inquiète des parents et sur les fonds des collectivités territoriales, les collèges et lycées, et même parfois les écoles, tous soucieux d’apparaître plus modernes et performants les uns que les autres, se sont dotés à la vitesse de la lumière de multiples ordinateurs plus ou moins à la page sur lesquels élèves et professeurs de conserve passent dorénavant des cours entiers de mathématiques et de français à se « loguer sur leur compte utilisateur », afin de tracer des cercles au compas virtuel sur le site mathenpoche, ou analyser un conte africain à l’aide d’indispensables outils informatiques dispensés par un « espace numérique de travail ». C’est une merveille de constater à quel point, dans ce domaine, la contrainte budgétaire disparaît comme par magie. S’il s’agit de réduire la fracture numérique, la facture, même astronomique, sera toujours acquittée. Un prof sans « support numérique » sera bientôt le dernier des ringards, et la « pensée PowerPoint« , qui se contente de « lister des items », c’est-à-dire d’empiler des phrases ou même seulement des « mots-clés », aura bientôt raison partout de la vieille pensée analytique et discursive.
Ce n’est pas seulement pour être moderne et performant qu’il faut se hâter de basculer. C’est aussi une question urgente de santé publique. Ainsi, les cartables, qui ont depuis des lustres transformés de façon humiliante notre précieuse progéniture en portefaix, ont heureusement fait leur temps. Numérisés eux-aussi ! Transformés d’un coup de baguette numérique en clés USB de quelques grammes. Bien fait pour eux ! Et que redressent le dos, et que relèvent la tête nos marmots affranchis du poids exténuant du vieux savoir !
Il faut, dit-on encore au ministère, « inventer une nouvelle pratique numérique ». Plus interactive, plus proche de l’élève qui conquerra ainsi la terre promise de son « autonomie ». Une nouvelle pratique qui permettra à nos chers bambins de s’épanouir enfin « au centre ». Cliquant en classe comme à la maison sur son ordinateur, l’apprenant pourra royalement ignorer l’enseignant, comme le rejeton ignore déjà royalement ses géniteurs qui osent l’interrompre pour lui demander brutalement de venir mettre la table alors qu’il se livre à un paisible massacre simultané de l’orthographe, de la syntaxe, et d’autres monstrueux ennemis sur son écran. C’est que, voyez-vous, l’ordinateur c’est beaucoup moins fasciste que les gens. Moins perturbant pour les enfants. Comme le souligne un de nos néo-pédagogues parmi les plus autorisés, « l’ordinateur n’est pas perçu comme celui qui juge et qui sanctionne ». Grâce à l’ordinateur, poursuit notre technopédagogue, l’erreur disparaît « comme par enchantement », et « les contraintes « bassement matérielles » d’opérations intellectuelles essentielles » sont supprimées. Plus de vilaines ratures, plus d’écriture imparfaite. D’un doigt léger sur mon clavier je m’affranchis de mon surmoi traumatisant. Paradisiaque, vraiment ! La bascule numérique est notre chemin d’accès vers le rose paradis virtuel des lendemains qui chantent ! Exit l’autorité ! Out les corrections au stylo rouge!
Vite ! Que tout ça bascule, et qu’on n’en parle plus !
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