Une fois qu’on a expliqué que Jean Castex, qui n’était pas désiré, a succédé à Edouard Philippe, qui l’était encore, le mystère demeure. Une fois qu’on a admis que le Président de la République a changé de Premier ministre sans être compris par l’opinion, tout n’est pas devenu limpide.
Jean Castex à la peine dans les sondages
Ce que je nomme l’injustice de la grâce ou l’implacable inégalité des auras, sert d’abord à m’éclairer sur le fait que certaines erreurs de l’un – Edouard Philippe – ne pèsent rien face à l’extrême bonne volonté infiniment dévouée de l’autre – Jean Castex. Le premier est au zénith quand le second se traîne dans les sondages.
Pourtant, celui-ci a fait des efforts et a accepté une médiatisation familiale que j’ai trouvée chaleureuse et sympathique alors que son prédécesseur est parvenu à toujours y échapper. Je ne peux pas m’empêcher en même temps de ressentir une forme d’adhésion pathétique à propos de ce reportage où Jean Castex se donne à fond, montre tout, met en scène son bonheur conjugal et familial authentique alors que probablement il n’a pas avancé d’un pouce dans l’estime et la confiance des Français.
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Je sais bien que le rituel politique, de droite comme de gauche, doit faire croire que noblement masochiste, on se passe d’un assentiment populaire quand on ne l’a pas mais que seuls comptent le soutien du Président de la République et la conscience de ses propres devoirs.
Il n’empêche que dans les tréfonds de Jean Castex doit exister une sorte de lassitude énervée, face non seulement à la moquerie sur sa voix rocailleuse et sa manière de scander ses discours mais surtout à la sous-estimation constante de ses efforts et de ce qu’il accomplit depuis qu’il a été nommé par le Président. Il est sans doute dur pour lui d’accepter que tout ce qu’a touché son prédécesseur, aussi imparfait que cela ait été, est sublimé quand son énergie et ses réussites sont au mieux contestées, au pire tournées en dérision.
Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix
En effet, à bien y regarder, que ce soit notamment pour Notre-Dame-des-Landes, pour les Gilets jaunes et leur mobilisation initiale, pour l’aggravation du projet de loi sur les retraites, pour la réduction de la vitesse à 80 km/h, l’ancien Premier ministre a été directement responsable de l’incompréhension ici et de la révolte là.
On l’a oublié. Dans son bilan il est exclusivement crédité du talent, de la sérénité modeste et pédagogique, de cette gravité sans lourdeur et de cette élégance à la fois rassurante et empathique avec lesquels il a su parler aux Français. En fuyant le mode de l’injonction pour adopter celui d’une réflexion qu’il partageait avec tous, en montrant qu’il passait par les mêmes doutes et les mêmes interrogations.
Certes les circonstances sanitaires et économiques n’étaient pas les mêmes que celles que doit affronter Jean Castex mais peu importe : Edouard Philippe a, au sein du pire, eu ses instants de grâce quand son successeur, toutes proportions gardées, ne quitte pas un chemin de croix. Cette injustice tient, avant même les choix politiques, à l’emprise des singularités et des apparences sur la conviction que se forgent les citoyens.
Jean Castex, appliqué et travailleur
Un Obama imparfait sera toujours béni alors qu’un Sarkozy efficace manquera de ce dont il n’est pas responsable : l’allure et une forme de légèreté qui sont plus impressionnantes, à tort ou à raison, que le sillon qu’on creuse avec obstination et sérieux chaque jour.
Un Jean Castex appliqué et travailleur n’a pas fait oublier un Edouard Philippe ayant su se composer un personnage à la fois libre et dépendant, désinvolte mais à l’écoute, ambitieux mais discret, un « absent très présent ». Il est partout tout en prétendant n’être nulle part, toujours accompagné par Gilles Boyer qui s’est fait une spécialité de parler à sa place.
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J’imagine combien cette attitude jouant sur les deux tableaux de l’ombre et de la lumière doit irriter Jean Castex sans cesse au charbon, sans que quiconque attache le juste prix à son action. Il faut même le Président pour venir à sa rescousse en le soutenant avec un zeste de condescendance…
Tous ces Français qui sont coupables de cette discrimination irréfutable mais mystérieuse et favorisent cette injustice de la grâce, je les comprends d’autant mieux que, malgré les explications de ce billet, j’en fais partie.
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