Je ne m’attendais pas à grand-chose, et j’avoue que le titre me faisait craindre le pire : avant de nous quitter, Stéphane Hessel a fait bien des émules ! Finalement, j’ai tenu les 125 pages du petit livre témoignage d’Edouard Martin, délégué CFDT de l’usine Arcelor-Mittal à Florange. Le bouquin est arrivé jeudi dans ma boîte aux lettres, le jour même où le glas sonnait à Hayange (je rappelle aux intéressés que les hauts fourneaux de Florange sont définitivement situés à Hayange).
Ne lâchons rien, sous-titré contre l’économie cannibale, c’est son titre, est autant un mot d‘ordre qu’un pléonasme : je m’attendais à un de ces bouquins militants qui donnent des maux de tête et font regretter Krasucki, je me disais en mon fort chabrol intérieur : « Je ne vais pas le louper celui-là, les lecteurs de Causeur sont d’indécrottables réactionnaires, ils veulent du sang, de la mise à mort, du délégué déglingué, tirer sur l’ambulance et viva la muerte ! » Ça tombe bien le lascar est né là-bas comme Valls mais plus au Sud, en 1963, un Andalou, c’est ce qu’il raconte au début du livre, son enfance espagnole : ne cherchez pas de style, s’il s’est fait aider, il n’a pas choisi les meilleurs; plutôt des pros de la com qui font simple parce que c’est un témoignage, pas Madame Bovary. L’histoire banale du gars qui a eu une enfance heureuse malgré la pauvreté et qui découvre les WC et le pommeau de douche à Amnéville (Moselle) en même temps que la neige et les aciéries, leurs coulées lumineuses et odeurs tenaces. Puis les « domofer » à Guénange… C’est presque du cinéma, avec une sorte de tendresse rétrospective comme dans les films italiens : la vitalité méditerranéenne brute et franche à laquelle on a parfois, nous autres froids boches de l’est, du mal à croire même si l’on a passé son enfance à côtoyer des ritals. Il nous décrit une Moselle idéalisée des années 1960-1970, les trente glorieuses, le paternalisme industriel, l’enfance, l’école de la République et ses hussards noirs (bien qu‘il oublie les coups de règle en fer sur le bout des doigts) : je pourrais en faire de même, c’est banal mais ça me parle. De même lorsqu’il évoque, très brièvement, les colonies de vacances : pour moi un cauchemar collectiviste qui pue, mais qui apparaît rétrospectivement comme une merveille révolue : la nostalgie camarade !
De la nostalgie sommaire mais sympathique il passe à son engouement pour l’acier, émouvant mais trop court, il y aurait des mètres de littérature à dire pour un écrivain, puis à la vie professionnelle et à son engagement syndical : la CGT brièvement mais il n’est visiblement pas communiste ni gauchiste, alors la CFDT lui convient davantage et il en gravira les échelons jusqu’à devenir le séduisant personnage médiatique que l’on a découvert depuis un an.
La seconde moitié du livre est le récit de la crise Arcelor-Mittal, du hold-up de ce dernier jusqu’à la fermeture des hauts fourneaux. Rien de bien émoustillant, d’un côté l’abominable prédateur indien et ses fils, de l’autre les courageux syndicalistes en lutte, d’un coté le règne de la finance et du profit sans scrupules, de l’autre le quotidien d’une industrie de pointe dont les pouvoirs publics se désintéressent : les ouvriers c’est dégoûtant ! Jusqu’à la grande scène des tentatives de nationalisation avortées de Montebourg, auquel il voue une certaine gratitude (« il a fait le job » man!), d’après moi assez méritée, puis de la « trahison » d’Ayrault auquel il n’accorde aucune circonstance atténuante. De là à croire que ce gouvernement est un panier de crabes dans lequel tout le monde se déteste mais tient sa place par opportunisme ou avec des convictions contradictoires[1. je rappelle à ceux pour qui l’honneur a un sens qu’un Chevènement dans la même position aurait sans doute démissionné]… L’accord minable passé avec Mittal et ses dernières promesses non tenues : un gâchis de plus! Martin, en bon Céèfedétiste, n’est pas un révolutionnaire, le pragmatisme de la centrale ressemble parfois à de la compromission mais passons . L’actualité récente en remet une couche, Martin ne manque pas d’écorner au passage les brutes de la CGT, jusqu’au-boutistes dans l’obstruction, mais il ne peut s’empêcher de défendre les positions de son syndicat, après tout, c’est son boulot.
Les derniers chapitres (tous sont très courts et ramassés sans fioritures ni analyses poussées) donnent un ton un peu différent, l’Edouard semble gagné par l’amertume et une lucidité qui ressemble à du populisme même s’il s’en défend, constatant que le FN obtient des scores impressionnants dans le secteur, certains militants étant d’ailleurs des transfuges du syndicalisme. Une page est tournée, il a beau conclure par son « ne lâchons rien » qui sonne comme un slogan de Mélenchon (qu’il ne semble d’ailleurs guère apprécier), l’affaire des hauts-fourneaux est close et il est temps pour lui de passer à autre chose : la politique !
Sa médiatisation n’est pas le fruit du hasard, il a les qualités requises pour intégrer le spectacle du politique : une belle gueule, une voix, une aisance verbale certaine, l’entregent du militant aguerri, des relations (une ministre qui est « du coin »). Il est malin, courageux et culotté, il a pour le moment un capital de sincérité à revendre, mais pour combien de temps ? Martin candidat aux européennes, sous quel drapeau ? Rien en France ne fait pressentir l’émergence d’un « movimento cinque stelle » dans lequel il aurait sa place et dont je ne serai pas le leader; c’est dommage: personne ne représente plus les ouvriers de la Fensch trahis par la droite et la gauche (surtout la gauche, parce que normalement la droite c’est pas sa tasse de thé les pue-la-sueur, hein…) ni les auto-entrepreneurs dont on veut modifier le statut parce que les bons amis du BTP ne supportent pas la concurrence des petits.
La phrase qui conclut le livre est la suivante : « Les gouvernements passent, Mittal reste mais nous ne lâcherons rien. » Je me demande ce qu’ILS tiennent encore, les hauts fourneaux au feu et les ouvriers au milieu !
Edouard Martin, Ne lâchons rien. Contre l’économie cannibale. Cherche Midi. 2013.
*Photo : François Hollande.
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