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Gilets jaunes: l’effet Cyrano de Bergerac

La puissance du verbe a changé de camp


Gilets jaunes: l’effet Cyrano de Bergerac

Ce n’est pas un hasard si Edmond, film inspiré de la vie d’Edmond Rostand l’auteur de Cyrano de Bergerac, fait un tabac au cinéma. Le mouvement des gilets jaunes en est un vibrant écho.


Longtemps, la France s’est couchée tôt et s’est réveillée avec la gueule de bois. Depuis le mitan des années 80, après une mondialisation au forceps et un lessivage méthodique des cerveaux, il y a dans notre pays comme un parfum de résignation. À quoi bon ? De toute façon. Toujours les mêmes. Non, merci. Et puis quoi encore ? Un horizon brumeux, des espérances maintes fois déçues, un goût d’échec qui colle à nos basques, une déréliction en marche.

La France souffrait d’aphasie…

Notre industrie est partie à dreuze, notre littérature sous Lexomil se regarde le nombril et notre cinéma cabotine comme ces vieux chanteurs sans voix qui ne raccrochent pas vraiment le micro. Aphonie et prothèses orthopédiques semblaient jusqu’à très récemment indiquer l’état défaillant de notre santé. Souffrant, nous l’étions, par habitude. Une convalescence qui commençait à nous discréditer aux yeux du monde entier. Une apathie généralisée. L’impression que les Trente Glorieuses étaient un lointain souvenir comme la victoire d’un Français à Roland-Garros ou une entrée de ville sans un rond-point aussi disgracieux que coûteux.

Papa roule aujourd’hui en voiture électrique. Maman ne fume plus des Craven A et ne chante plus la Passionata. Papy fait de la résilience. Mamie veut enfanter à soixante-quinze ans. Des enfants harnachés comme des cosmonautes enjambent des vélos en titane sur des voies balisées. Les fins de mois s’éternisent. Et les copains ont déserté le zinc pour des cours de sophrologie. L’apéro est désormais proscrit par les Académies compensé par la course à pied (obligatoire tous les week-ends) sous peine de perdre ses trimestres de retraite. L’effort sans le réconfort. En somme, Gym Tonic sans Véronique et Davina sous la douche, à la fin du programme télé. Cet été, même les seins nus ont disparu des plages.

…elle s’est réveillée dans un cri

Dans cette « France moisie », des gilets jaunes ont barbouillé l’atmosphère. Un geste désespéré venu des profondeurs du pays, annonciateur d’une saison tempétueuse, plein de panache et d’ironie, où le déclin ne veut plus rimer avec le dédain. Un coup de menton, un cœur qui se remet à battre, des projections brouillonnes qui redonnent confiance à la périphérie des grandes richesses, des solitudes qui s’agrègent autour d’un brasero, des vies banales qui réclament le droit d’exister dignement. Les éditorialistes en ont perdu leurs humanités et leurs nerfs.

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Et puis aussi, ce désir, hésitant au départ, du verbe, du mot qui claque sur les plateaux, du plaisir de débattre, de construire une pensée, de défendre une idée, de porter l’estocade, de se réapproprier une langue, un retour salutaire à la joute oratoire car tant de débats furent confisqués durant des années par des experts patibulaires. Cette prise de parole qui rend fière et solidaire, qui enivre parfois aussi, voilà un aspect des événements qui a été balayé d’un revers de manche. L’intrusion des invisibles dans les cénacles capitonnés a quelque chose de jouissif et de revigorant. Incongru comme Albert Simonin, l’auteur de Touchez pas au grisbi ! racontant son aventure d’un soir dans la Haute Société. Invité dans un pince-fesses où l’on attendait de lui une prose argotique, circonscrite à sa qualité de titi parisien, il souffla l’assemblée par une érudition confondante, dissertant sur la musique classique et l’imparfait du subjonctif.

Une autre musique

Ces Français en colère, anonymes déclassés, ont donc des revendications, des déboires et des espoirs à énoncer. Aussi étrange que cela puisse paraître, ils comptent, face caméra, exercer leur liberté d’opinion. On avait fini par les enterrer, les reléguer au rang de statistiques. Ils n’étaient plus des Hommes, seulement des données socio-économiques. Ce n’est pas un hasard si la pièce Edmond d’Alexis Michalik remplit les théâtres et que son adaptation au cinéma emporte les spectateurs depuis mercredi dernier. La virtuosité de notre langue est un bien commun qu’il faut couver et chérir.

À la lueur de cette crise sociale et identitaire, des inconnus ont pris goût de s’exprimer, avec plus ou moins d’aisance ou de talent. Mais nous avons surtout entendu une autre musique que cette mélopée technocratique assommante où le réel vient se fracasser sur les logiques macro-économiques. L’intrusion abrasive d’un vocabulaire issu, par exemple, d’un artisanat a secoué nos consciences. La diversité faisait son retour dans les discours jadis calibrés. La répartie flamboyante du col bleu naît aussi dans les vers de Rostand.

S’ils sont inégalables, qu’ils ont la fougue des chagrins d’amour, qu’ils réchauffent les cœurs en hiver, ces vers du 28 décembre 1897 entendus pour la première fois au Théâtre de la Porte-Saint-Martin ont l’immense mérite d’insuffler chez nos concitoyens, une élévation spirituelle et une force de persuasion redoutable. Relire Cyrano s’avère plus que jamais d’actualité pour débattre efficacement.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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