Avec la complicité passive du gouvernement, de plus en plus de centres universitaires adoptent l’écriture inclusive. A rebours du sens commun, cette novlangue égalitariste déconstruit l’idée même de sexe par tous les moyens grammaticaux.
À en croire certains féministes, voilà fort longtemps que la forme « inclusive » ferait partie de notre registre langagier. Pour preuve, le général de Gaulle lui-même, dans ses adresses à la nation, aurait maintes fois fait usage de la « double flexion » (c’est-à-dire de la juxtaposition systématique du féminin et du masculin des mots déclinables en genre) – depuis lors politiquement consacrée : « Françaises, Français ». Peu leur chaut que la formule ait valeur particulière de vocatif, les subtilités de la grammaire attendront tant que l’objectif politique est agréablement servi.
Cachez ces mots que nous ne saurions voir
L’écriture « inclusive » ou « épicène » n’est pas réductible au recours au point milieu, qui agite le Landerneau médiatique et militant depuis quelques années. Elle a prétention à réformer le français plus amplement ; déjà en était-il question lorsque le ministre des Droits des Femmes de François Mitterrand confiait à Benoîte Groult, en 1984, la présidence de la commission de terminologie relative à la féminisation des noms de fonctions et de métiers, dont les promoteurs de l’usage des « autrice », « professeuse » et « cheffe » se déclarent aujourd’hui les héritiers.
Près de trois décennies plus tard, fort de la bienveillance de la mandature socialiste d’alors, le Haut Conseil pour l’égalité publiait en 2016 son Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe, encourageant notamment l’usage dudit point milieu, et le remplacement de toute occurrence marquée en genre par un équivalent « englobant ». C’est d’ailleurs ainsi que, précurseurs, les Québécois ont banni de leur constitution les trop sexistes « droits de l’homme » pour les bien plus raisonnables « droits de la personne », ou que le Premier ministre canadien Justin Trudeau a pu juger judicieux de corriger en public une jeune femme qui a usé du terme « mankind » (humanité) au lieu du néologisme mieux-pensant « peoplekind ».
Complicités coupables
En 2017, face aux polémiques engendrées par de telles dérives langagières, Édouard Philippe a tenu à affirmer, au travers de la circulaire du 22 novembre, la prohibition de l’écriture épicène dans les textes officiels français. Dans les faits, le gouvernement – en se contentant de ne traiter que la partie la moins controversée du problème (celle de notre corpus administratif et juridique) – s’est rendu coupable d’une complicité passive aussi inacceptable qu’hypocrite. Car déjà les excès abondent, sans que l’État manifeste aucune réprobation crédible : le Cnam, établissement public de formation, s’est rebaptisé « École d’ingénieur.e.s » ; le CESE, troisième chambre de la république, use et abuse du point milieu dans ses publications, la SNCF, entreprise publique, diffuse cette année un « guide des parents salarié.e.s » ; quand notre lysistratesque secrétaire d’État à l’Égalité hommes-femmes n’hésite plus à clamer être « favorable à féminiser le langage, à ne pas [y] invisibiliser les femmes ».
Malheureusement, il ne faut voir là que des jalons liminaires d’une volonté farouche de remaniement de la langue bien plus radicale. Pour une certaine frange féministe militante, il s’agirait non « plus » d’égaliser le rapport sémantique de genre, mais de l’inverser, ce à quoi l’emploi systématique du « féminin générique » doit contribuer. Les milieux universitaires et leurs départements de sciences humaines sont en première ligne quant à cette attaque en règle de la neutralité du masculin. Ainsi, l’UFR d’anthropologie, de sociologie et de science politique de l’université Lumière-Lyon II peut-elle par exemple se targuer de faire officiellement référence, dans ses statuts, à « Monsieur la Directrice » (sic) ou de s’adresser à l’ensemble de ses « doctorantes » pour désigner un aréopage mixte. Ajoutons que l’écriture inclusive est abondamment pratiquée à Normale Sup, Sciences-Po ou l’École des hautes études en sciences sociales.
La langue serait un instrument de domination qu’il conviendrait de déconstruire, quoi qu’il en coûte. Pour les talibans de la lexicologie, ce qui en établit l’efficacité opératoire – à savoir sa non-ambiguïté, sa pérennité structurelle et sa cohérence interne – doit s’effacer devant toute considération politique compensatoire et son cortège de revendications séditieuses.
La déconstruction déconstruite
La langue n’est certes pas un sanctuaire, mais elle constitue ce qui nous lie et ce sur quoi notre culture commune se fonde, avec, parfois, des conflictualités historiques que nous nous devons d’accepter. L’académicien Jean Dutourd l’avait bien perçu quand il écrivait que « pervertir une langue, c’est pervertir l’esprit, c’est renier l’âme de la nation dans ce qu’elle a de plus intime et de plus précieux ».
Cela est d’autant plus vrai que l’entreprise de déconstruction de la langue dont il est ici question ne saurait avoir de fin véritable. En témoignent les vifs débats internes qui agitent déjà une partie des activistes et « intellectuels » engagés dans la bataille du genre. Employer la forme « inclusive » ou le féminin générique, ce serait promouvoir en fait une vision « genrée » du monde, celle qui accepte que des individus puissent se définir comme relevant binairement du masculin ou du féminin (les transsexuels faisant partie, à leur lisière, de ces « privilégiés »). Or, il suffit de constater que le réseau social Facebook ou l’application de rencontre Tinder proposent aujourd’hui plusieurs dizaines d’identités alternatives de genre ou de non-genre (asexualité, intersexualité, etc.), pour réaliser la profondeur de l’ornière dans laquelle se trouvent les nouveaux réformateurs de la langue.
Afin de permettre à chacun (et ce, dès l’enfance) de se définir en dehors de toute considération de genre, un pronom neutre a ainsi été très officiellement introduit en Suède en 2015. Dans le même temps, encouragée par l’impunité dont ont bénéficié les promoteurs de l’écriture épicène, une communauté militante envisage le combat d’après : celui d’une langue française totalement neutre, débarrassée de la binarité de genre qui la caractérise. Étendant la démarche scandinave, toute la syntaxe et la grammaire devraient être réformées. Nos pronoms, déterminants, articles, règles d’accords et de déclinaisons, jugés discriminatoires (même dans leur forme inclusive !), devraient disparaître.
De Proust, nous ne dirions plus que longtemps « il s’est couché de bonne heure », ni qu’« iel s’est couché.e de bonne heure » (inconvenant, car reconnaissant la binarité de genre), mais que « ul s’est couchet de bonne heure » (forme neutre, re-sic). Pour ne pas heurter et favoriser un vivre-ensemble qui ne demande qu’à être renouvelé, les associations sexualistes militantes préconisent en outre de ne pas s’adresser à un tiers avant de lui avoir demandé de quel pronom il se réclame[tooltips content= »Dans ses guides de bonnes pratiques, l’organisation militante The 519 invite ainsi le plus grand nombre à « commencer les réunions en demandant à chaque personne de se présenter et de préciser le pronom qui est le sien », voire à porter des insignes porte-noms et pronoms. »]1[/tooltips].
Nul doute qu’en bonnes Bouvarde et Pécuchette, ces dernières aient depuis longtemps conclu que « la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion ».