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Ecrire, dit-elle


Annie Ernaux. Photo : Gallimard

Soyons honnête : longtemps, Annie Ernaux a incarné un type de littérature qui ne me convenait vraiment pas. Ses livres courts, autobiographiques, ses journaux intimes me semblaient l’archétype d’une littérature féminine (il faut toujours se méfier des adjectifs accolés au mot littérature) où l’écriture dépouillée jusqu’à l’os masquait mal une forme d’histrionisme de la souffrance si glacé qu’il en devenait ostentatoire. J’avais renoncé à la fréquenter, certain de retrouver à chaque fois la même chose, les mêmes thèmes : la difficulté dans les années 1950, d’être une fille qui fait des études dans un milieu populaire, un avortement au début des années 1960, le jour où le père faillit tuer la mère, la mort des parents, ou encore une fausse impudeur dans le compte rendu d’une passion très sexuelle avec un diplomate soviétique ou un écrivain plus jeune. À chaque nouveau livre, chacun de ces épisodes nous était livré sous un éclairage et avec une dimension différente, mais il s’agissait toujours du même livre, de la même optique, du même angle de tir. J’étais injuste, évidemment, et superficiel comme souvent.

D’abord parce que l’argument à charge contre un écrivain qui consiste à lui reprocher d’écrire toujours le même livre est absurde. Au contraire, ce serait plutôt la preuve que nous avons affaire, justement, à un véritable écrivain.[access capability= »lire_inedits »] Un écrivain, ça tourne autour de deux ou trois obsessions structurantes, deux ou trois traumatismes fondateurs et ça ne cessera de graviter autour, de gratter les mêmes plaies, de reprendre les mêmes chemins une fois dans un sens, une fois dans l’autre, pour s’égarer au bout du compte dans le même indicible, car le jour où l’écrivain parvient à vraiment nommer ce qui le tue, il meurt en tant qu’écrivain et parfois même il meurt tout court.

Et puis, cette édition Quarto en un seul volume, sous le titre écrire la vie, de tous les livres d’Annie Ernaux est parue : et là, tout a changé. Nous nous sommes surpris à le feuilleter, puis à nous y plonger, puis à ne plus pouvoir nous détacher de ce qui naguère encore nous irritait alors que maintenant, cela nous serrait le cœur.

Avions-nous vieilli ? C’est possible. Annie Ernaux est peut-être l’écrivain de l’âge mûr comme Apollinaire est le poète de la trentaine ou Nimier le romancier des jeunes gens de 20 ans. Dire cela n’est pas les réduire, c’est juste reconnaître qu’il y a des périodes de la vie où les rencontres du lecteur avec les écrivains seront plus faciles. Dans Les Années, par exemple, Annie Ernaux déroule toute sa vie au rythme de photographies qu’on ne voit pas, mais qui sont minutieusement décrites. Et au travers de la vie d’une femme née en 1940 qui va jusqu’à nos jours, c’est le goût, la texture même du temps qui passe avec une régularité inexorable que l’on éprouve. Sans doute, un texte comme Les Années atteint pleinement son but seulement quand soi-même, on a éprouvé notre propre durée intime en la frottant un peu aux événements de notre époque, quand ce que nous croyions hier encore appartenir au domaine de l’actualité se retrouve dans les livres d’Histoire de la génération suivante. Alors que bien entendu, sur le moment, cela s’intriquait de telle manière avec l’intime que nous ne nous en sommes pas rendu compte : « Dans quelques mois l’assassinat de Kennedy à Dallas la laissera plus indifférente que la mort de Marylin Monroe l’été d’avant parce que ses règles ne seront pas venues depuis huit semaines », écrit par exemple Annie Ernaux dans Les Années.

En fait, il se passe avec cette édition Quarto le même phénomène que dans une exposition d’art contemporain consacrée à un artiste en particulier. Chacune de ses œuvres prises individuellement n’a pas grand intérêt, c’est à les voir juxtaposées que l’on comprend le projet. Je pense au peintre japonais On Kawara. Sa spécialité sur des toiles de dimensions variables avec fond rouge, bleu ou noir est simplement d’inscrire en blanc une date. Prise individuellement chaque toile ne provoque aucune émotion particulière, c’est seulement quand une centaine est accrochée dans différentes salles et mises en regard avec des vitrines emplies de vieux journaux que l’on a soudain le sentiment presque physique de la durée qui s’écoule et de l’impérieuse nécessité de dater notre vie si l’on ne veut pas être emporté, sans repère, par le Temps.

Les livres d’Annie Ernaux, ainsi réunis et précédés de photos et d’extraits de journaux intimes inédits, montrent qu’il s’agit chez elle aussi d’une entreprise de longue haleine afin de se connaître dans le temps, pour étudier ses métamorphoses personnelles qui sont aussi celles de tout une société.

Un des grands reproches qui a souvent été fait à Annie Ernaux a été le nombrilisme, l’indifférence à l’époque. Pour répondre à cette attaque, elle avait publié un Journal du dehors en 1993 où elle décrivait sa vie quotidienne dans une ville nouvelle, son métier de professeur, ses voyages en RER, ses courses au supermarché et ses croquis pris sur le vif des gens qu’elle croisait. Le livre avait été moqué par une certaine critique et il est vrai que, lu tout seul, il avait quelque chose de minimaliste, de naïf et finalement de presque méprisant par son côté « ethnologique ». Et pourtant, ce livre, au milieu des autres, prend soudain une dimension réellement politique dans la mesure où il s’articule presque dialectiquement à des plongées dans l’intime le plus douloureux comme dans La Place (prix Renaudot 1984) qui trace le portait sans haine, mais sans concessions d’un père dont on s’éloigne parce qu’on est passé de l’autre côté du langage, chez ceux qui savent.

Annie Ernaux donne elle-même d’ailleurs la meilleure définition de son travail dans l’avant-propos inédit du Journal du dehors : « Et je sais désormais qu’on se découvre soi-même davantage en se projetant dans le monde extérieur que dans l’introspection du journal intime – lequel, né il y a deux siècles, n’est pas forcément éternel. Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. »

Et moi, je sais désormais, et je souhaite pareille révélation au lecteur, que la voix d’Annie Ernaux fera partie de celles qui ne me quitteront plus.[/access]

 

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Annie Ernaux, Ecrire la vie, Gallimard Quarto.

Décembre 2011 . N°42

Article extrait du Magazine Causeur



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