La situation économique de la Turquie est plus préoccupante que jamais. La lire turque a perdu 45% de sa valeur en un an. Erdogan use d’une trouvaille audacieuse pour contraindre sa population et les investisseurs à ne plus abandonner la monnaie turque.
Dès son arrivée au pouvoir en 2003, Recep Tayyip Erdogan à l’époque Premier ministre et aujourd’hui président de la République turque, a entrepris des projets d’infrastructure coûteux, courtisé les investisseurs étrangers et encouragé les entreprises et les consommateurs à s’endetter. La croissance a très vite décollé et, au cours de la première décennie de son règne, la Turquie était qualifiée de « miracle économique » (The Telegraph, 12 Juin 2011 par exemple). La pauvreté a été divisée en deux, des millions de personnes ont grossi les rangs de la classe moyenne et les investisseurs étrangers se pressaient pour octroyer des prêts. Or, aujourd’hui le dollar, échangé en 2003 pour à peu près 1,7 lires, vaut en ce début 2022 presque 13,5 lires. Pire encore le chômage de jeunes frôle les 30%, le prix de l’électricité payé par les ménages a augmenté de presque 60% en deux ans et plusieurs cas de suicides – y compris de familles entières – dû à la situation économique dégradée ont été enregistrés depuis 2018. Au moment où j’écris cet article, la situation en Turquie est très préoccupante. De longues files d’attente serpentent devant les kiosques à pain à prix réduit. Les prix des médicaments, du lait et du papier toilette montent en flèche et certaines stations-service ont fermé après avoir épuisé leur stock.
Pas étonnant que des explosions de colère aient éclaté dans les rues. Mais ce qui inquiète le plus les observateurs, ce sont les pertes importantes de valeur de la lire turque et l’inflation qui atteint des niveaux très élevés, 21% sur un an selon l’office national de statistique mais les économistes turques la situent plutôt autour de 30 à 35%. À titre de comparaison, une inflation de 6.8 % cette année aux États-Unis et un taux de 4,9 % dans la zone euro suffisent à déclencher l’alarme.
Le choix d’Erdogan en cause
La crise la plus récente a été causée par l’insistance d’Erdogan à baisser les taux d’intérêt face à cette inflation galopante. Dès 2018, lorsqu’Erdogan prend le contrôle de la banque centrale de Turquie, il exige, contrairement à la pratique de toutes les autres banques centrales, qu’elle combatte la forte inflation en réduisant les taux d’intérêt. Lorsque l’inflation d’un pays atteint un niveau à deux chiffres les prix des biens et services sont très élevés. Afin d’empêcher que les prix montent d’avantage, on a tendance à monter les taux d’intérêt pour rendre le coût de l’argent plus cher, arrêter le crédit et atténuer la demande.
La décision d’Erdogan revenait en termes économiques à jeter de l’huile sur le feu. Avec un crédit encore moins cher, l’inflation a explosé et la lire turque s’est considérablement dévaluée. La capacité du pays à importer s’en trouve très réduite (les salaires sont en monnaie locale et acheter des produits étrangers coûte donc trop cher).
A ce stade, il est important de comprendre la logique d’Erdogan. L’argument économique invoqué par le président turc est intéressant : une lire « bon marché » soutiendrait l’attractivité des produits et services turcs (le tourisme, par exemple). Plus d’exportations, plus d’investissements, plus de travail, plus de croissance. Enfin, la richesse créée va permettre à la Turquie de retrouver un équilibre économique. Pas de raison donc de s’inquiéter outre mesure de la baisse de la lire… C’était au fond l’argument avancé par Cemil Ertem le conseiller économique d’Erdogan.
Lors de la crise monétaire de 2018, Ertem a invoqué le grand économiste de Yale Irving Fisher (1867-1947) pour justifier la politique des taux bas. Ertem a même affirmé que les opinions d’Erdogan « correspondaient à la théorie économique scientifique contemporaine ». En pratique, avec des taux d’intérêt bas, Erdogan a fait valoir que les consommateurs seront plus désireux de continuer à dépenser et que les entreprises seront plus enclines à emprunter, à investir (et donc à accroitre l’offre et ainsi agir sur l’inflation) et à embaucher. Quant à la perte de valeur de la lire turque par rapport au dollar, elle rendrait les exportations de la Turquie moins chères.
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Le problème est que ce processus est très compliqué et qu’il faut du temps pour voir ses conséquences positives. Or, la Turquie est très dépendante des importations (pièces automobiles, médicaments, énergie, engrais et matières premières). Pire encore, le secteur privé s’est endetté en devise étrangère pendant les années fastes. Lorsque la lire se déprécie, les produits importés coûtent plus cher et les dettes (et les remboursements) augmentent mécaniquement. Et au cours de la dernière année, la lire a perdu plus de 45% de sa valeur… Autrement dit, des grandes quantités de lires ont été utilisées pour acheter des dollars et des euros et la solution de l’Erdogan était de mettre à disposition d’acheteurs encore des lires bon marché.
Face à l’incompréhension générale Erdogan sort son joker : le Coran. Depuis quelques mois déjà, il multiplie les déclarations selon lesquelles le loyer de l’argent c’est l’usure et en tant que tel interdit par la loi islamique. Ainsi, après le coup d’état raté de juillet 2016, Erdogan continue l’islamisation en profondeur de la Turquie et entend accélérer la reprise en main et en profondeur de l’Etat turc.
C’est donc guidé par cette logique qu’en 2018, Erdogan exige de la banque centrale turque qu’elle combatte la forte inflation en réduisant les taux d’intérêt. Rien d’étonnant aussi à ce qu’Erdogan explique, le 19 décembre 2021, qu’il élabore une nouvelle politique économique fondée sur l’interdiction de l’intérêt sur l’argent : « Ils se plaignent que nous continuons à baisser les taux d’intérêt. N’attendez rien d’autre de moi. En tant que musulman, je continuerai à faire ce que notre religion nous dit. C’est le commandement ». Croit-il vraiment à ces arguments ou bien les utilise-t-il cyniquement pour mobiliser sa base populaire et islamiste contre les « économistes » et les « puissances étrangères » cherchant à mettre la Turquie à genoux ? Tout porte à croire que chez Erdogan l’un n’empêche pas l’autre…
Mais les marchés ne croient pas dans les mêmes Dieux et cette exégèse islamo-économique a encore entrainé une chute de 12% du prix de la lire face au dollar depuis cette déclaration.
Erdogan a dû changer quatre fois de gouverneur de banque centrale en deux ans et demi, tous hostiles à une baisse de taux. L’avant dernier, un économiste reconnu qui avait augmenté le taux d’intérêt directeur (ce qui évidement a renforcé la lire…) a été renvoyé en avril 2021 et remplacé par un journaliste membre de la rédaction d’un organe de presse islamiste. Celui-ci avait finalement consenti à baisser le taux de 19% à 14% dans les deux mois suivants sa nomination.
La « trouvaille » économique d’Erdogan
Mais quand cette baisse de taux a produit son effet prévisible – la dégringolade de la lire – Erdogan et ses conseillers ont décidé fin 2021 de mettre en place un mécanisme économique inédit.
On comprend aisément leur problème : l’économie turque est extrêmement dollarisée. En effet, dans la masse des dépôts bancaires en Turquie (sociétés et individus), 67% de ces dépôts sont en devises étrangères (Euros ou $) et, en moyenne, un Turc a 2/3 de sa fortune en devise et 1/3 seulement en lire turque et il est fréquent que l’achat des maisons ou terrains se fasse en euros ou dollars. Or, pour des raisons que nous avons souligné plus haut Erdogan s’est privé de l’outil monétaire classique du taux d’intérêt.
Et puisque le fond de l’affaire est d’inciter les acteurs économiques (personne physiques et morales) à garder leur argent dans les banques et en lire turques (au lieu de retirer leurs lires pour acheter des dollars et des euros et affaiblir la lire, ou de le dépenser et alimenter l’inflation), le gouvernement turc propose désormais un instrument supposé assurer ceux qui le feront contre une dévaluation de leurs avoirs. Comment ça marche ? Prenons pour exemple une banque turque qui s’engage à payer 15% d’intérêt pour des dépôts en lire à une échéance comprise entre trois et 12 mois. Si la devise turque se déprécie de 20% par rapport au dollar au cours de cette période (c’est à dire une perte de cinq points), le Trésor public – c’est-à-dire les contribuables turcs – paiera le différentiel au détenteur de ce dépôt. Mieux : pas d’impôts sur ces cinq points ! en échange pour bénéficier de ces avantages le dépositeur s’engage à bloquer son argent pendant au moins trois mois ou payer des pénalités en cas de retrait anticipé.
Que pensent les économistes turques de ce schéma financier ? Un certain nombre d’entre eux ont leurs propres chaines YouTube où, sans passer par les médias contrôlés par l’Erdoganie, ils peuvent s’exprimer. Le consensus parmi ces voix est plus sceptique et ils pointent plusieurs difficultés. Tout d’abord, avec ce système, la Turquie adopte un régime de taux de change fixe car concrètement ce mécanisme implique que la Turquie établit une valeur de la lire turque en euro et en dollar défendue par le Trésor. Cette situation n’est pas originale et on la trouve aussi dans certains pays arabes du Golfe, Hong Kong ou même la Chine. Sauf que, contrairement à la banque centrale turque, ces pays disposent de réserves de change suffisantes. Autrement dit, si un ou des acteurs (voire simplement une situation imprévue) décident de « jouer » contre la Banque centrale turque en l’obligeant à dépenser ses précieuses et limitées réserves pour payer de plus en plus la différence entre le taux d’intérêt et la valeur réelle de la lire (c’est à dire entre la rente de la lire et son prix d’achat/vente) il est probable que la Banque centrale va lâcher avec des conséquences catastrophiques pour le pays.
Deuxième critique, à ce stade, on ne sait pas quelle part des quelque 1 500 milliards de dépôts en lire turques sera couvert par le nouveau régime de protection. Est-ce que un plafond va être introduit ? Pour les particuliers ? Pour les entreprises ? À quel niveau ? à toutes ces questions il n’y a pas pour le moment de réponses claires même si certains dispositifs – plafond trop bas par exemple – pourraient vider le mécanisme de son sens.
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Enfin, les investisseurs étrangers qui pourraient être tentés d’acheter des lires pour bénéficier du taux d’intérêt élevé ont du mal à évaluer le risque impliqué : le Trésor serait-il en mesure de rembourser, c’est-à-dire payer en dollars pour racheter leurs lires le jour où ils aimeraient partir ? Rien n’est moins sûr.
Ces craintes et critiques sont loin d’être infondées. Les indicateurs financiers mesurant la confiance des investisseurs dans la solvabilité de l’Etat turc ne sont guère rassurants. Récemment l’agence Reuters expliquait même que de nombreux investisseurs étrangers prévoyaient un défaut de paiement de la Turquie d’ici cinq ans ! Et ce sentiment sur les marchés a des conséquences concrètes et rapides : les banques étrangères révisent ou réduisent le montant des prêts accordés à la Turquie. Même si Erdogan se montre, pour l’instant, inflexible sur sa politique monétaire, il sait aussi se montrer pragmatique en s’entourant d’amis généreux comme l’Arabie saoudite et le Qatar qui renflouent les caisses de l‘Etat turc afin de limiter la dévaluation de la lire turque. En échange, le gouvernement turc vend des terres, des usines et des entreprises de travaux publics. Le Qatar a également acquis des banques et il semble que la première société d’électronique de défense appartenant à l’État ait partiellement été rachetée par les Qataris. Il est évidemment difficile de prévoir, à ce stade, comment cette histoire va se terminer tant l’équation turque comporte de variables.
Quelles conclusions tirer de ce conte turc ? Selon certains hommes d’affaires bien informés, Erdogan a perdu la sensibilité populaire. La plupart des ceux qui l’entouraient dès le début de son ascension politique à sa sortie de prison en juillet 1999 l’ont quitté. Certains sont même devenus des adversaires. C’est le cas d’Ali Babacan, jadis « tsar » de l’économie turque et bras droit d’Erdogan jusqu’à 2019. C’est lui qui est largement responsable de la réussite économique de la Turquie entre 2002 et 2012. C’est également sa présence au sommet de l’Etat turc et sa proximité avec Erdogan qui longtemps rassuré les investisseurs étrangers. Aujourd’hui, Babacan est devenu un des plus grands critiques d’Erdogan. De même, Amet Davutoglu, emblématique ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre (2014-2016) est aujourd’hui à la tête d’un parti d’opposition. Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Erdogan vire tous ceux qui osent critiquer sa politique (même les plus compétents et loyaux) pour s’entourer de béni-oui-oui.
Quel scenario possible pour l’avenir ?
Actuellement, la crise et les protestations se propagent, y compris au sein de la base électorale d’Erdogan. Bon tacticien, Erdogan pourraient même en profiter : déclarer un état d’urgence pour rétablir l’ordre tout en accusant les « agents de l’étranger » de tentative de déstabilisation de la Turquie. Ainsi en 2023 il pourrait fêter le centenaire de la République avec autant de pouvoir que Mustafa Kemal dans les années 1930 ou le Sultan/Calife au XVIIIe siècle. Mais une chose est sure : la lire va jouer un rôle crucial dans le destin politique d’Erdogan.
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