Etudiant la crise qui avait conduit l’Europe au chaos, l’économiste Karl Polanyi relevait, dès 1944, que l’instabilité sociale et politique associée à une société de marchés autorégulés, constituait un cocktail explosif. La ressemblance avec notre époque est troublante.
La crise pandémique a eu au moins un mérite, celui de rappeler que l’économie n’est pas une chose abstraite qui fonctionne spontanément, hors de tout contrôle humain. Il n’y a en effet rien de naturel dans le fait de pouvoir acquérir, à tout moment, des marchandises produites aux quatre coins du monde. D’ailleurs, lorsque le canal de Suez est obstrué par un porte-conteneurs géant, on mesure à quel point le marché est incapable à lui seul de garnir les rayons des commerçants. Ainsi, en début de pandémie, il a fallu affréter des avions spéciaux pour s’approvisionner en masques chirurgicaux. Quelques semaines plus tard, on peinait à trouver de la farine dans les supermarchés en raison d’une pénurie d’emballages. Puis ce sont les réactifs pour la production de tests qui ont fait défaut, suivis par les vaccins. Comble de l’ironie : on avait confié la négociation des achats vaccinaux à l’Union européenne en espérant que le poids économique cumulé de ses pays membres ferait baisser les prix. Le résultat a dépassé toutes les espérances. Les prix négociés étaient si intéressants pour les acheteurs que les industriels ont préféré fournir en priorité les autres nations. Il a fallu que la Commission négocie de nouveaux contrats en urgence – et accepte de payer davantage – pour sauver sa campagne vaccinale.
La loi du marché
Maintenant que la reprise est en vue, ce sont les puces électroniques, le bois et l’acier qui se font rares. On prend conscience que tout n’est pas seulement une question d’argent. Faut-il le rappeler ? Le fonctionnement de l’économie repose sur le travail des hommes, sur la disponibilité de nos ressources naturelles, sur des systèmes de production et de transport. L’achat et la vente ne sont que les dernières étapes d’un processus complexe qui organise des centaines d’opérations de transport et de transformation.
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En théorie, le fonctionnement d’une société de marché suppose que la liberté des agents permette d’organiser spontanément la coordination des activités économiques tout en garantissant une situation sociale satisfaisante. Pour le grand public, ce principe de coordination est souvent synthétisé par les « lois de l’offre et de la demande ». Elles peuvent être interprétées soit comme l’idée selon laquelle les comportements s’ajustent aux évolutions des prix (par exemple si le prix augmente, la demande diminue), soit au contraire comme l’ajustement des prix aux comportements (si l’OPEP diminue son offre, les prix du pétrole augmentent).
De fait, il n’y a rien d’erroné dans ces intuitions. Les marchés permettent tous les jours les ajustements des quantités et des prix. En revanche, il est faux de croire que ces ajustements suffisent à faire fonctionner correctement l’économie sur le long terme. Aussi, le rôle des pouvoirs publics ne peut-il se limiter à une lointaine surveillance des mécanismes marchands et à la délégation aux forces du marché de toutes les stratégies productives et commerciales.
Dans son ouvrage fondateur – La Grande Transformation –, rédigé au cœur de la Seconde Guerre mondiale et paru en 1944, l’historien et économiste d’origine austro-hongroise Karl Polanyi (1886-1964) fait le constat suivant : « L’idée d’un marché s’ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pouvait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l’homme et sans transformer son milieu en désert. » La question centrale que pose ce livre concerne les causes de l’effondrement économique et politique des années 1930 qui a conduit à la guerre. Pour lui, elles sont directement liées à l’utopie des marchés autorégulateurs. En effet, qu’est-ce qu’un marché s’ajustant lui-même ? Pour Polanyi, c’est une économie qui serait entièrement subordonnée aux lois des marchés et dans laquelle les gouvernements devraient se contenter d’une intervention minimale. Or, pour qu’une économie soit entièrement organisée autour des marchés, il faudrait non seulement que tout ce qui est produit soit géré comme des marchandises, mais surtout que la manière de produire soit elle aussi organisée selon ces principes. Autrement dit, un monde subordonné aux lois du marché est un monde qui produit des marchandises avec d’autres marchandises.
Une confusion sur ce qui est « marchandable »
Mais ces marchandises productives ne sont pas des marchandises comme les autres. Ce sont ce que les économistes appellent des « facteurs de production ». Il y en a de trois types. Le capital financier, que Polanyi nomme « argent », les ressources naturelles – autrement dit la terre – et la force de travail.
« Le point fondamental est le suivant : le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent être eux aussi organisés en marchés […]. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux. […] C’est néanmoins à l’aide de cette fiction que s’organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie […] et toute mesure, toute politique qui empêcherait la formation de ces marchés mettrait ipso facto en danger l’autorégulation du système. » (La Grande Transformation, Gallimard.) Selon Polanyi, c’est cette grande utopie libérale qui, en se fracassant sur le mur des besoins humains, a engendré le chaos. Gérer le travail comme une marchandise implique de détruire méticuleusement toutes les institutions traditionnelles qui régulaient les salaires, limitaient la concurrence, assuraient la stabilité des rapports productifs. Cela revenait d’une part à démanteler les corporations qui organisaient les rapports sociaux dans les villes, et d’autre part à supprimer les organismes de charité qui portaient assistance aux indigents en leur évitant l’avilissement.
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Faire du travail une marchandise, c’est s’assurer qu’un stock de travailleurs reste disponible en cas de besoin (ce que Marx appelait l’armée industrielle de réserve) ; c’est arracher des jeunes gens à leur milieu d’origine pour les entasser dans les usines. Gérer la terre comme une marchandise, c’est en extraire économiquement la moindre ressource au risque de la « transformer en désert ». Laisser le marché gérer la finance, c’est donner libre cours aux spéculateurs professionnels et à la mégalomanie des sociétés d’investissement.
Il est clair que ce système ne pouvait perdurer et que des mécanismes de régulation devaient être mis en place. Mais toute forme de régulation du marché finit inéluctablement par en perturber le fonctionnement. Par exemple, afin d’éviter la misère ouvrière, on a légalisé les grèves et les syndicats, limité le temps de travail, régulé les salaires. Mais ces normes ont dénaturé l’ordre marchand et bouleversé les relations économiques. Or, pour Polanyi, les sphères économique et sociale sont hiérarchiquement organisées. Si, dans les sociétés traditionnelles, les relations de marchés sont encastrées dans le milieu social et politique, le capitalisme a engendré la libération des marchés et de ses acteurs par rapport aux régulations institutionnelles traditionnelles. Et en fin de compte, c’est la société tout entière qui s’est retrouvée encastrée dans le marché.
Pour Polanyi, cette situation apparaît très vite insoutenable politiquement et socialement. À force d’affaiblir les institutions qui structurent et organisent les relations sociales, la population en vient à se révolter et des contre-mouvements sociaux apparaissent pour exiger un rétablissement de l’ordre ancien. C’est sur ce terreau d’instabilité qu’émerge le fascisme.
Cette théorie produite pour comprendre le basculement des années 1930 est-elle pertinente aujourd’hui ? Bien des événements actuels pourraient être interprétés à la lumière des thèses de Polanyi. De fait, le continent européen est agité depuis quelques années par la montée des forces contestataires. Le mouvement des Gilets jaunes en France, mais aussi les passions suscitées par Didier Raoult au moment de la pandémie sont le produit d’une défiance de plus en plus grande d’une partie de la population. Cette défiance s’explique largement par un sentiment de perte de contrôle. La France apparaît se réduire, ses dirigeants semblent impuissants à changer le cours des choses et sont donc délégitimés.
Étudions par exemple le phénomène des Gilets jaunes. À l’origine du mouvement, il y a la décision d’augmenter les taxes sur les carburants, conformément à une stratégie assumée, destinée à rendre la France plus attractive pour les investisseurs internationaux : il s’agissait de réduire les impôts sur les ressources « mobiles » – les entreprises, les revenus financiers, les grandes fortunes –, car ceux qui les détiennent ont la capacité de choisir où les localiser. En échange, il fallait trouver de nouvelles recettes basées sur des ressources captives et faciles à taxer. La taxe carbone sur les carburants visait donc à répondre à un impératif de marché : rendre la France plus attractive et compétitive aux yeux des investisseurs, tout en faisant basculer la fiscalité des entreprises vers les ménages. L’ennui, c’est que, politiquement, cette stratégie impliquait de privilégier la logique marchande par rapport à la logique sociale, ce qui a été vécu comme une trahison et une injustice par une partie de la population.
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En réalité, tous les peuples d’Europe sont aujourd’hui imprégnés du sentiment que les élites les trahissent. Cette défiance envers le personnel politique, les journalistes, les enseignants, la justice… explique la forte poussée électorale des forces de contestation dites « populistes ». Les causes sont globalement les mêmes que celles analysées par Polanyi.
Anti-démocratique par essence
En Europe, depuis la signature de l’Acte unique en 1986, on fait le pari de la libre circulation du capital et du travail. Constatant que la seule circulation des marchandises ne parvenait pas à structurer l’ensemble du continent autour des lois du marché et que perduraient trop de singularismes nationaux (tels les monopoles publics en France), les dirigeants européens ont choisi d’organiser un vaste système de marché des facteurs de production.
La libéralisation et la mise en concurrence du capital et du travail ont eu de profondes répercussions. Le capital industriel a afflué dans les régions les plus riches et les plus proches des infrastructures productives, autour de l’Allemagne et en Europe centrale, abandonnant les pays d’Europe du Sud, trop éloignés des grands centres industriels. Les travailleurs les plus qualifiés des pays de l’Est se sont mis à chercher de meilleures conditions de vie et de rémunération à l’Ouest – délocalisations individuelles facilitées par des directives spécifiques comme celle qui légalise le travail détaché. Enfin, la libre circulation du capital a fait la fortune des paradis fiscaux européens qui ont trouvé là une occasion de détourner une partie des flux de capitaux générés par le reste du continent en leur promettant une fiscalité faible.
En somme, la décision d’emmener l’Union européenne sur la voie des marchés autorégulateurs a entraîné l’affaiblissement des institutions de régulation politiques de l’économie. L’exacerbation de la logique concurrentielle a progressivement réduit à néant la capacité des dirigeants de mener des politiques qui ne soient pas fondées sur l’attractivité. L’éventail des choix électoraux s’est donc atrophié jusqu’à devenir inexistant. Dès lors, le débat politique, expulsé des champs économique et social, s’est réduit aux questions de société. Et, en définitive, ce sont toutes les institutions censées organiser les grands débats et les choix de la nation (la presse, les règles démocratiques, les organisations politiques et syndicales) qui se sont trouvées discréditées.
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Notre époque ressemble effectivement à celle que décrivait Polanyi : elle est instable socialement et politiquement du fait de la grande frustration démocratique engendrée par la généralisation de la société de marché. Il faut en sortir et renouer avec une forme de souveraineté populaire : c’est un préalable indispensable au rétablissement social et démocratique du pays.
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