De la Chine à l’Amérique, la demande intérieure a tendance à faiblir. Si une hausse des salaires pourrait éviter une récession mondiale, les tenants de la mondialisation heureuse n’en veulent pas.
Beaucoup de gens s’inquiètent d’une possible réédition de la crise de 2008. En réalité, il n’y a pas de conjoncture plus contraire à celle de 2008 que celle de 2019.
Il y a onze ans, nous avons été frappés, des deux côtés de l’Atlantique, par une crise financière qui a ouvert la voie à ce qui est appelé, depuis lors, la « Grande Récession », une récession deux, trois ou quatre fois plus importante, selon les pays concernés, que celles de l’après-guerre. Cependant, au-delà de l’Europe et de l’Amérique, seuls le Japon et les nouveaux pays industriels d’Asie ont été touchés. La Chine, pourtant déjà fortement reliée à notre prospérité, a conservé un dynamisme soutenu par les relances du gouvernement de Pékin.
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En 2019, les marchés financiers se portent mieux qu’ils ne se sont jamais portés. Selon les apparences, puisque les actions cotées sont à un record historique, ainsi que le crédit des emprunteurs publics et privés, exception faite des cancres nommés Turquie et Argentine. Avec cette chose inouïe : un cinquième de la totalité des emprunts cotés sur les marchés est affecté de taux négatifs. Cette absurdité apparente signifie que les emprunts émis antérieurement avec des taux positifs, comme il se doit, pour un montant de 100 et un intérêt de 2 % sur dix ans, par exemple[tooltips content= »Les obligations de référence du crédit des États ont une durée de dix ans »]1[/tooltips], ont pris une valeur telle que leur rendement apparent est devenu négatif, puisqu’ils se négocient au-dessus de 140, largement au-delà du capital et des intérêts figurant à l’émission. Tout s’explique par la procédure inédite de quantitative easing, ou « assouplissement quantitatif », dont on ne saurait surestimer ni les effets salvateurs ni les effets toxiques.
Quoi qu’il en soit, les entreprises, les particuliers et les États bénéficient de conditions de crédit des plus favorables et d’un facteur additionnel sous la forme d’intérêts bas ou nuls à servir sur le capital emprunté.
L’Allemagne emprunte à taux négatifs, de même que la France, il y a peu présentée encore comme un État en faillite virtuelle, ce qui nous fait économiser plusieurs milliards d’euros sur la facture financière annuelle du Trésor de Bercy. La Grèce, chassée des marchés du crédit en 2010, se voit offrir des taux d’emprunt inférieurs à 2 % ! Les particuliers français qui veulent emprunter pour construire ou acheter un logement y sont encouragés par des taux de l’ordre de 1 %. Les ménages danois qui sont dans le même cas peuvent contracter à 0,5 % sur vingt ans, et même 0 % sur dix ans !
De la résilience au ralentissement
Nous devrions donc connaître un boom. Et ce, d’autant plus que les entraves publiques à l’initiative privée se sont desserrées. C’est ce que diraient les économistes du passé, tout en s’inquiétant de la rechute qui pourrait s’ensuivre. Sauf qu’il n’y a pas de boom. Leurs étranges successeurs d’aujourd’hui, ceux que vous voyez pontifier sur les ondes de BFM TV ou Boursorama ou dans les colonnes du Financial Times, là où règne la sainte doctrine de la mondialisation et de l’euro, nous livrent leurs préoccupations grandissantes. Il n’y a pas un continent qui ne souffre du ralentissement de l’activité et de l’assombrissement du climat des affaires : la Chine d’abord, dont les performances, longtemps extraordinairement élevés, se tassent lentement, mais sûrement, depuis vingt mois, l’Asie industrielle qui l’environne, y compris les pays d’Asie du Sud-Est ; l’Amérique latine, qui tutoie la récession ; la zone euro, maillon faible du système mondial, malgré ou à cause de sa monnaie unique ; et les États-Unis eux-mêmes, dont les dirigeants craignent publiquement la fin du plus long cycle de croissance de leur histoire économique.
Le terme « résilience », vocable anglicisant et psychiatrisant employé après la crise financière et la crise de l’euro pour souligner le fait que le système économique mondial avait échappé à une nouvelle Grande Dépression, a disparu des médias pour laisser place au terme plus objectif de « ralentissement ». Sans dissiper les interrogations. Pourquoi les planètes ne sont-elles plus alignées comme elles l’étaient en 2016 et 2017 ?
Le fait le plus intrigant est que la source du ralentissement se situe en Chine, dans l’eldorado de la mondialisation. Depuis quatre ans maintenant, ce pays suit une politique dite de « stop and go »[tooltips content= » « Stop and go » est une formule entrée dans le langage économique pour décrire les politiques économiques anglaises des années 1960 et 1970. »]2[/tooltips], marquée par des maniements erratiques des pédales d’accélérateur et de frein. Un jour, la banque centrale ouvre les vannes du crédit, un autre jour elle accroît le montant des réserves obligatoires pour le ralentir, un jour le gouvernement annonce qu’il finance de nouvelles infrastructures, comme de nouveaux aéroports ou de nouvelles liaisons ferroviaires interurbaines, un autre, il met sous surveillance l’endettement des collectivités locales et la corruption qui l’accompagne. Si l’on s’en tient aux chiffres, les résultats sont encore des plus honorables, 6 % de croissance du PIB ! Mais les connaisseurs du système chinois savent que ce sont des chiffres « conventionnels » établis au sommet de l’État en vue de rasséréner les marchés. Et pour notre gouverne, il importe surtout de savoir qu’ils s’accompagnent d’un endettement massif des entreprises, concentré sur les entreprises publiques et les entreprises liées aux travaux publics, et d’un endettement des collectivités territoriales. L’Empire du Milieu est aussi l’empire du béton et l’empire de la dette.
Un repli de la consommation américaine nous ramènerait vers la récession
L’Asie industrielle, dont les entreprises travaillent en Chine et avec la Chine, subit la première les ondes du ralentissement chinois. Les producteurs de matières premières sont au deuxième rang de ses victimes. Et maintenant, l’Allemagne, grand producteur de biens d’équipement, au troisième rang, ce qui fait le lien avec le ralentissement en cours de la zone euro. Or, c’est la capacité industrielle de cette Allemagne qui a servi de garant à la monnaie unique, en même temps que Mario Draghi mettait sous perfusion ses marchés du crédit. Là est le paradoxe de la monnaie unique : d’un côté, elle a abaissé et subordonné les partenaires de l’Allemagne, étouffés par le corset du « mark » rebaptisé « euro », d’un autre côté, elle doit sa survie à la force allemande dont les racines plongent dans un passé lointain.
Le ralentissement de l’Allemagne, en stagnation globale, mais en récession industrielle, avec une chute de 8 % sur un an, nous donne une leçon d’économie générale. La compétitivité ne suffit pas. Sans une demande suffisante, répartie entre les ménages, les entreprises, les États et les marchés extérieurs, elle reste un outil à double tranchant. La doctrine de la compétitivité, centrale dans le modèle néolibéral, révèle les limites de son discours fermé sur lui-même. Et le modèle allemand, non imitable par ses voisins, trahit une fragilité intrinsèque que les économistes découvrent avec le retard d’esprits imbus du faux savoir né dans le sillage de l’expérience néolibérale.
Un, deux, trois, récession es-tu là ?
Un, la Chine. Deux, l’Allemagne. Trois, l’Amérique ? Voici encore de quoi placer face à leurs contradictions les apôtres de la mondialisation heureuse. Il ne se passe pas de semaine sans qu’ils rompent des lances contre le protectionnisme esquissé à Washington. La « guerre commerciale » nous menacerait d’une crise planétaire. Les décisions du président « erratique », selon leur définition, sont à l’origine du ralentissement de la Chine et des effets dommageables qu’il entraîne pour ses partenaires. Elles jouent un rôle providentiel pour alimenter leur rhétorique incessante en faveur du libre-échange.
Las, les chiffres du commerce extérieur chinois parlent en sens contraire. Les faits démentent la propagande. Les exportations chinoises globales continuent d’augmenter, et surtout, les exportations vers les États-Unis, visées par les tarifs douaniers, progressent contre toute attente. Tandis que les importations baissent à un rythme de 7 ou 8 %, ce qui trahit le ralentissement de la demande interne pour les matières premières et les biens d’équipement – corroboré par la chute des exportations allemandes. Pour la première fois depuis le début du grand essor, les entreprises industrielles licencient et les prix à la production sont en territoire négatif, signe que ces entreprises bataillent pour conserver leurs parts de marché.
Dans ce contexte inouï depuis quarante ans, c’est encore du consommateur américain qu’on attend la protection ultime contre la récession qui pointe à l’horizon. Ce bon Samaritain n’a cessé de jouer son rôle avec conviction, sauf dans la période de la Grande Récession où il a dû purger son excès de dettes. Et c’est ainsi que les bons apôtres doivent admettre, à rebours de leur propagande, que le protectionnisme n’a pas, ou pas encore, altéré le dynamisme mondial.
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Tout dépend donc de ce personnage central et anonyme qu’est le consommateur américain. Mais si sa bonne volonté est hors de doute, qu’en est-il de sa capacité ? Elle dépend de l’efficacité de la politique globale de l’administration et de la banque centrale de Washington. Les fondements semblent solides. L’emploi a constamment progressé depuis dix ans, les salaires s’éveillent d’un long assoupissement, le crédit est des moins onéreux. Reste que les États-Unis viennent de connaître le plus long cycle de croissance de leur histoire, grâce à la relance budgétaire de Donald Trump, qui a doublé le déficit. Reste que les investissements sur le sol américain sont minés par la politique de création de valeur pour l’actionnaire, dictée par la Bourse. Et c’est là que surgit la question cruciale. Le virage protectionniste a-t-il déjà produit des effets favorables ?
Non, sinon à la marge. On ne change pas de modèle économique en un tournemain. Le protectionnisme américain reste au stade de l’esquisse. On prend conscience, avec le recul, que c’est Obama qui aurait dû initier la grande bifurcation. Or, l’homme providentiel a réincarné le docteur Pangloss en promettant de résoudre le « gap » commercial par un doublement des exportations. Mais pouvait-on s’attendre à ce qu’un brillant sujet de Harvard rompe avec le conformisme intellectuel des élites américaines ? En conséquence, nul ne peut exclure un repli de la consommation américaine qui nous ramènerait immanquablement vers la récession mondiale.
Monnaie et salaires
Ce méli-mélo aide à comprendre la résurrection du keynésianisme, à base de dépenses publiques pour les infrastructures, la santé, l’éducation, et l’écologie, des deux côtés de l’Atlantique, et les appels au secours adressés aux banques centrales. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’actualiser le paradigme, mais de mettre en place des palliatifs contrariant le ralentissement mondial. Mais cela ne fait qu’obscurcir encore l’énoncé du problème.
De plus, si la conjoncture actuelle s’oppose à celle de 2008, la configuration d’ensemble s’oppose trait pour trait à celle de 1974 : déflation des salaires et stagnation des prix aujourd’hui, sous la pression de la mondialisation, alors que, dans les années 1970, les prix marchaient à grand trot et les salaires galopaient ; subordination actuelle des entreprises aux actionnaires boursiers, alors que les managers étaient autrefois des princes en leur royaume.
Osons cette comparaison. Un moteur thermique fonctionne à partir du mélange d’un carburant, l’essence par exemple, et d’un comburant, l’oxygène. Le moteur économique requiert un carburant, la monnaie, et un comburant, les salaires. Désormais, la mondialisation acquise, ce moteur travaille avec un mélange constamment enrichi en monnaie et constamment appauvri en salaires. Or, on propose désormais de renforcer cette formule risquée en enrichissant encore le mélange avec un supplément de monnaie issue des trésors publics et des banques centrales. On pourrait imaginer la solution inverse consistant à rehausser les salaires avec circonspection. Mais cela reviendrait à avouer les dommages de la mondialisation économique et, plus encore, à relégitimer le travail. Donc à admettre un Canossa idéologique.
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